Dans un commissariat, Wayne Jenkins (Jon Bernthal, tout en rictus inquiets) motive son équipe de flics : « Vos belles paroles, votre prétendue autorité, ça comptera plus le jour où un type voudra vous tester. » Son laïus se poursuit, tandis que la caméra nous entraîne dehors via un montage parallèle. En amorce, visage gardé hors champ, un policier fait tournoyer sa matraque dans le vide, pour faire fuir les passants.
Avec cette séquence d’ouverture nerveuse, David Simon exhibe la fracture contenue implicitement dans le titre de sa nouvelle minisérie : à qui appartient la ville ? Aux institutions, détentrices d’une violence symbolique illégitime, ou aux citoyens apeurés qui la quadrillent ?
Il aura fallu un détour par la Nouvelle-Orléans (Treme) et New-York (The Deuce) pour que David Simon retourne, vingt ans après The Wire, sur sa scène de crime fétiche : Baltimore. Avec ses ruelles en forme de dédales, ses barres d’immeubles qui plombent l’horizon comme des colosses, cette cité du Maryland nécrosée par la pauvreté est un microcosme qui incarne l’autre Amérique, abandonnée et déclassée. Le showrunner y pose sa caméra en déplaçant légèrement son regard, immergé au sein de la Gun Trace Task Force, unité d’élite créée en 2015 pour freiner la délinquance suite à l’homicide de Freddie Gray, jeune Noir décédé de ses blessures après avoir été interpellé. En 2017, la prestigieuse brigade est condamnée pour escroquerie, trafic de drogues et rackets…
S’appuyant sur l’enquête du journaliste Justin Fenton, David Simon et son coscénariste George Pelecanos décortiquent, avec une mécanique implacable, les rouages de cette corruption, symptôme d’une police malade. Tout comme The Wire cachait, sous ses allures de fresque de gangster, un commentaire sociologique sur les structures de pouvoir générant des inégalités, We Own This City ne fait jamais de la bavure un problème moral, individuel. Ici, la faute est politique, imputable au collectif. La série parvient à la force de ce constat par un dépouillement total de son dispositif.
Fidèles à leur sensibilité documentaire, David Simon et George Pelecanos ont confié à Reinaldo Marcus Green (La Méthode Williams) la mise en scène de six épisodes vifs. C’est qu’il s’agit d’esquisser, par un découpage saccadé et des plans morcelés, la dislocation d’une société méfiante et défiante – à ce titre, les altercations filmées par les passants avec leurs téléphones portables témoignent parfaitement d’une époque où l’image dénonce autant qu’elle nourrit la violence.
À la matière très lente et introspective de The Wire, sorte de panorama dilaté qui traquait jusqu’à l’os les tics de ses personnages, Reinaldo Marcus Green oppose une temporalité plus instantanée. L’éclatement des points de vue, les va-et-vient entre passé et présent donne au récit la concision et l’urgence du reportage, comme s’il fallait garder la trace d’une violence qui sédimente par strates, s’insinue partout et s’enracine depuis longtemps. C’est dans cette proposition narrative sinueuse que la série trouve sa force, faisant de Baltimore une ville-palimpseste où les plaies de l’histoire américaine se réécrivent dans l’espoir de guérir.
We Own This City, 6 épisodes de 60 minutes disponibles sur OCS. Pour voir la série, cliquez ici.
Images (c) HBO