Comment est né le projet, très particulier à l’échelle de votre filmographie, de Man in Black ?
À l’origine, le film était destiné aux musées et aux galeries d’art vidéo. Pour concevoir le projet, j’ai en premier pensé au corps de Wang Xilin, compositeur chinois désormais exilé et isolé en Europe. Je me suis demandé comment faire parler son corps en miroir de son histoire personnelle. Wang Xilin est un octogénaire qui a beaucoup souffert et a traversé énormément de choses. Il en porte les stigmates et c’était important, à mes yeux, de le montrer – bien que le coeur du film ne soit, à mon sens, pas sa nudité en soi.
Dans quelle mesure votre travail sur Man in Black, qui se rapproche du théâtre ou de l’art contemporain, se distingue-t-il de votre travail documentaire ?
Quand on fait une pièce d’art vidéo, on jouit d’une grande liberté. Je me suis donc posé plusieurs questions que je ne me pose pas habituellement quand je tourne un documentaire sur le terrain : que faire de la musique de Wang Xilin ? Quel cadre dramatique choisir pour montrer que son environnement actuel, l’Europe, n’a pas grand-chose à voir avec son passé ? Il me fallait surtout trouver le cadre idoine pour raconter l’histoire particulière de cet homme. La première fois que j’ai vu, depuis la rue, le Théâtre des Bouffes du Nord à Paris, je n’étais pas particulièrement emballé. Ce n’est qu’une fois entré à l’intérieur, en hauteur de la scène, que j’ai été convaincu. Avec une vue plongeante, j’avais l’impression de regarder une tombe. Le théâtre m’a rappelé les énormes mausolées des empereurs chinois, comme ceux de la dynastie Qing à Pékin, qui datent du 17, 18 et 19e siècle et qui sont constitués d’énormes stèles et de grandes allées que l’on peut parcourir. C’est pour cela que j’ai décidé de commencer Man in Black en hauteur avant de faire descendre Wang Xilin vers la scène, en forme de tombeau. À la toute fin, on retrouve cette vue en contre-plongée qui m’avait tant marqué.
Vous avez travaillé pour ce film avec la cheffe opératrice Caroline Champetier, contrairement à vos documentaires, où vous cadrez vous-mêmes. Comment s’est passé cette collaboration ?
Je suis caméraman de formation, donc je connais bien le travail que doit mener une cheffe opératrice comme Caroline Champetier. Pour des raisons budgétaires, j’ai tenu la caméra pour l’ensemble de mes documentaires. Je n’ai généralement pas d’argent pour payer quelqu’un d’autre et je me retrouve donc souvent seul. Par ailleurs, je ne suis pas vraiment au parfum des évolutions technologiques dans ce domaine et je ne connaissais pas bien les équipements nécessaires pour réaliser un film d’art vidéo comme Man in Black. Le cinéma et la mise en scène sont un travail d’équipe, et je me suis rendu compte ici que je ne pouvais pas tout faire moi-même dans le théâtre. À mon sens, Caroline Champetier était la personne idéale pour Man in Black : j’ai vu les films qu’elle a tournés et elle m’est apparue comme la cheffe opératrice avec le regard le plus proche de que je voulais faire. Et le résultat a été très concluant ! La collaboration s’est par ailleurs très bien passée, avec complicité et facilité.
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Le rapport que Wang Xilin entretient avec la Chine apparaît dans le film très douloureux. Vous êtes-vous reconnu dans sa position ?
Seulement dans une certaine mesure. C’est depuis la fin du tournage d’À l’Ouest des rails (2003) que je vis entre l’Europe et la Chine. J’ai donc eu, depuis, l’occasion de m’adapter, notamment à la France où je réside la plupart du temps. Tous mes films ont d’ailleurs été réalisés en collaboration avec des partenaires européens, je ne me sens plus vraiment étranger ici. Mes films sont presque davantage français que chinois ! De son côté, Wang Xilin est dans une situation assez différente : il a travaillé toute sa carrière en Chine, sa vie était là-bas. Il avait 82 ans quand il s’est exilé en Europe. C’est paradoxal : en Chine il n’était pas vraiment respecté, il a gagné en notoriété depuis qu’il est arrivé, tardivement, en Europe. Il a pourtant très peu de contacts ici. Marginalisé, il souffre d’isolement. Personne ne s’occupe de lui alors que sa musique est désormais reconnue. Je dirais qu’on a donc tous les deux quitté la Chine, et qu’en cela nos trajectoires peuvent se rejoindre, mais que l’on ne connaît vraiment pas les mêmes problèmes.
Quelle est concrètement votre relation à la Chine ? Vos films sont-ils vus ?
Depuis mes débuts, je n’ai jamais pu légalement tourner ou montrer l’un de mes films en Chine. Je n’y ai aucun statut de cinéaste. La Chine est un pays avec une industrie du cinéma légalement constituée, avec ses associations de réalisateurs et d’acteurs, mais je n’existe pas dans ce monde. Quand je fais une demande de visa dans une ambassade européenne pour me rendre par exemple à Pékin, je remplis les formulaires et j’indique, comme ma profession, cinéaste. On me dit que je ne peux pas me considérer comme réalisateur de films, car je n’en ai pas la preuve… J’en viens parfois à devoir me déclarer comme “freelance”. Il s’agit certes d’un détail, mais cela résume ma considération en Chine.
Wang Bing, aux marges de la Chine
Dans quelle mesure cette absence de statut impacte votre travail documentaire ? On a parfois l’impression que vos films sont tournés sous le manteau.
C’est très simple : je me fiche des autorisations et je tourne quand même. Je vais filmer ce que je dois filmer, peu importe que l’on ne m’ait pas accordé de permission.
En plus de Man in Black, vous présentez cette année à Cannes le magnifique Jeunesse (Le Printemps). Il s’agit d’un film documentaire consacré aux ateliers de l’industrie du textile, proche du reste de votre filmographie, qui prolonge d’ailleurs Argent Amer (2016). En quoi les deux films se distinguent-ils selon vous ?
La première fois que j’ai débarqué à Zhili (la ville dans laquelle est tournée Jeunesse et Argent Amer, ndlr), je ne connaissais pas cet endroit. J’étais arrivé accompagné de jeunes travailleurs migrants rencontrés dans le Yunnan. J’ai commencé à y tourner et j’ai accumulé énormément de rushs. Arrivé à un certain stade, j’ai décidé d’en faire un film, ce qui a donné Argent Amer. Ce n’est qu’après que j’ai commencé à penser à Jeunesse. Dès que l’on a commencé à réfléchir à sa structure, il nous a été évident que ce projet serait un travail de très longue haleine. Argent Amer a permis quelque part de préparer la voie àJeunesse et de surmonter les premières difficultés de ce tournage très long, qui a duré plusieurs années. Jeunesse n’est que la première partie d’une trilogie. Le montage de la deuxième et de la troisième partie est déjà achevé, mais il reste encore du travail, notamment celui, très long, du sous-titrage. Le film entier aura au final l’envergure d’À l’Ouest des rails et durera 9h30. Quoiqu’il en soit, j’ai trouvé cela important et salvateur, quand on mène comme ça un très long projet, de réaliser de plus petits films en parallèle, tel que Man in Black.
On voit, lors d’une scène, des ouvriers qui se concertent pour aller négocier avec leur patron une hausse des forfaits accordés à la pièce. Votre filmographie permet notamment de suivre la manière dont se structure et évolue le monde du travail ouvrier en Chine depuis vingt ans. Y avez-vous constaté un quelconque changement ?
Je ne constate aucune évolution depuis vingt ans. La situation des ouvriers d’À l’Ouest des rails n’a pas changé d’un iota. Autre exemple : si les difficultés qu’a rencontrées Wang Xilin remontent à plusieurs décennies, elles sont malheureusement toujours d’actualité. Les mêmes histoires se répètent : d’autres personnes, dans d’autres contextes et d’autres milieux, connaissent encore aujourd’hui le même traitement. La réalité des conditions de vie en Chine n’a pas changé parce que les fondations de la société chinoise sont, hélas, toujours les mêmes.
Images (c) Wil Productions – Gladys Glover – Louverture Films – Wang Bing
Le Festival de Cannes se tiendra cette année du 16 au 27 mai 2023.