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Wang Bing : « La jeunesse est synonyme de progrès politique »
- Corentin Lê
- 2023-12-08
« Jeunesse. Le printemps » montre le quotidien de jeunes travailleurs du textile dans le quartier ouvrier de Zhili. Grand portraitiste de la Chine contemporaine comme de la condition humaine, Wang Bing y entame une fresque sidérante sur cette jeunesse dont les rêves s’immiscent entre les mailles carcérales des machines à coudre. Rencontre avec l’éminent documentariste, qui évoque sa méthode de travail et ses relations ténues avec son pays natal.
Comment avez-vous découvert les lieux dans lesquels se déroule Jeunesse. Le printemps ?
Dans la province du Yunnan, j’ai rencontré des jeunes qui voulaient aller travailler à Zhili, un quartier de la ville de Húzhōu, à quelques heures de route de Shanghai. Je les ai suivis et j’ai découvert ce lieu qui, bien que dénué de grandes usines, compte jusqu’à trois cent mille ouvriers qui travaillent dans près de vingt mille petits ateliers de confection de vêtements pour enfants. On a commencé à tourner en 2014, jusqu’en mars 2019. Trois caméras tournaient en même temps un peu partout pour couvrir ce vaste endroit, et on a fini par cumuler jusqu’à deux mille six cents heures de rushs. Dans Jeunesse. Le printemps, ce que l’on voit couvre la période 2015-2016. Il reste encore beaucoup d’images à montrer.
Wang Bing : « Je veux filmer discrètement : j’observe, je n’interviens pas, je ne commente pas. »
Lire l'articleCe long tournage à Zhili a d’abord donné lieu au film Argent amer (2017), dans lequel vous filmiez également la vie de plusieurs ouvriers dans différents ateliers. Qu’est-ce qui différencie ces deux projets ?
Alors qu'on commençait à tourner sur place, on s’est vite rendu compte à quel point le film que nous venions de commencer allait être ample, et que le projet allait durer très longtemps. C’est pour ça qu’on a monté Argent amer au début du tournage : c’était comme une préparation ou un prélude à Jeunesse, qui sera constitué de trois films. La différence principale entre les deux projets tient aux personnages. Dans Jeunesse, je voulais filmer de très jeunes travailleurs. Tandis que dans Argent amer les personnages sont un peu plus âgés : certains étaient mariés voire parents, comme celui, assez central, de Ling Ling.
Argent Amer : Wang Bing sans relâche
Lire la critiqueVous filmez la condition de toute une génération ouvrière…
C’est un documentaire sur la jeunesse chinoise de notre époque, oui. Le terme « jeunesse » est beaucoup utilisé en Chine, notamment à l’échelle communiste : la jeunesse est synonyme de progrès politique. Il y a comme une religion de la jeunesse en Chine, ce terme devient en quelque sorte un concept. Mais mes films montrent la réalité : utiliser ce terme était une manière, pour moi, de ne plus en faire un concept abstrait, mais d’ouvrir une fenêtre sur ce qui se passe réellement pour une majeure partie de la jeunesse chinoise aujourd’hui.
Qu’est-ce qui vous a marqué dans cette jeunesse ?
La vie de ces jeunes est soumise à la direction politique et économique de la Chine. Mais, dans ce grand courant sur lequel ils n’ont aucun contrôle, ils cherchent leur voie et désirent construire leur propre vie. C’est ce qui me touche le plus : ils n’ont pas d'autre choix que de travailler dans le textile, la construction ou l’électronique, mais ils expriment malgré tout des désirs très forts quant à leur avenir.
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Lire la critiqueOn voit dans le film des ouvriers qui se concertent pour aller négocier avec leur patron une hausse de leur rémunération – ils sont payés à la pièce. Votre filmographie permet de suivre la manière dont se structure et évolue le monde ouvrier en Chine depuis vingt ans. Y constatez-vous un quelconque changement ?
Je ne constate aucune évolution depuis vingt ans. La situation des ouvriers n’a pas changé d’un iota. La réalité des conditions de vie en Chine n’a pas changé parce que les fondations de la société chinoise sont, hélas, toujours les mêmes.
Comment avez-vous procédé lors du tournage, par exemple pour enregistrer certaines scènes marquantes – je pense aux disputes ou aux scènes amoureuses ? Tentez-vous de capturer des images en particulier pour les besoins du récit documentaire ?
Je ne force pas le destin. Je filme la vie de ces gens, les lieux qu’ils traversent, comme je peux, sans intervenir. Jeunesse a ceci de particulier que les ateliers dans lesquels on a tourné sont très étroits. Il y a peu de place pour filmer, avec plein de machines et d’objets servant à la production des vêtements. C’est difficile de réaliser un film dans ce genre de lieu. C’est ce qui fait que j’ai dû me mettre très près des personnages. Ce que l’on voit est par ailleurs assez répétitif, mais c’est le reflet de leur quotidien : tout y est très routinier. À l’exception d’un mois en été et d’un mois en hiver, durant lesquels la production s’arrête et ces jeunes rentrent alors chez eux, ils travaillent tous les jours du matin tôt au soir tard, puis vont se coucher dans les dortoirs situés au-dessus des ateliers.
Est-ce que, parfois, vous vous autorisez à rompre un peu avec la chronologie des événements ?
Je respecte autant que possible la chronologie. Mais, avec trois caméras tournant en même temps et des dizaines de personnages à filmer, il arrive que des événements se produisent simultanément. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’on doit négocier avec la chronologie si l’on veut tout montrer.
La dernière partie du film nous replonge dans l’enfer machinique des ateliers, alors que l’on pensait en être sorti. C’est comme si le film, après pourtant deux heures trente, redémarrait à son point de départ en nous donnant l’impression d’être pris au piège d’un cycle de travail interminable…
Aujourd’hui, la vie en Chine est comme ça. C’est une boucle qui se répète, année après année, d’une saison à l’autre. La répétition du travail guide et rythme la vie des ouvriers.
Vos films À l’ouest des rails (2004) et Les Âmes mortes (2018) étaient déjà sortis en trois volets chacun, du fait de leur très longue durée. Vous avez donc la même ambition pour Jeunesse ?
Les Âmes mortes est un documentaire historique qui parle de la Chine des années 1950 aux années 1980, donc globalement de la création de la République populaire de Chine à la Chine contemporaine. À l’ouest des rails évoque plutôt la Chine contemporaine à partir de la réforme économique chinoise de Deng Xiaoping, dans les années 1980 et 1990. Quant à Jeunesse, c’est quelque part un film sur les années 2010. Je n’ai pas l’intention de faire une œuvre pour répondre à une autre : je continue de tourner, film après film. Et ce n’est qu’ensuite que des liens se tissent, comme entre ces trois films qui donnent un aperçu de trois périodes du pays. Quant à leur durée respective, je pense que c’est dû à la taille de la Chine : on parle d’un pays immense avec une population tout aussi grande. Si mes films sont longs, c’est avant tout parce qu’ils sont à la mesure du territoire et de la population que je veux documenter.
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Lire l'entretienQuelles sont vos relations avec la Chine ? Avez-vous une quelconque reconnaissance, notamment depuis que Jeunesse. Le printemps a été sélectionné en Compétition à Cannes ?
Non, je n’en ai aucune. Créer m’est difficile, car les conditions ne me sont pas favorables. Depuis mes débuts, je n’ai jamais pu légalement tourner ou montrer l’un de mes films en Chine. La Chine est un pays avec une industrie du cinéma institutionnellement constituée, avec ses associations de réalisateurs et d’acteurs, mais je n’existe pas dans cet univers.
Pourquoi est-ce que vous n’y auriez pas votre place ?
Car tout simplement, pour intégrer le système de distribution en Chine, il faut que le film soit validé et accompagné dès sa préproduction. Il faut avoir la permission avant le tournage pour espérer que le film soit visible dans les salles. Or, j’ai fait le choix de réaliser mes films en toute indépendance, ce qui fait qu’ils ne peuvent pas entrer dans ce circuit.
Peut-on dire alors que vos films sont tournés clandestinement ?
Je dirais plutôt que ce sont des films indépendants… Je pourrais tout à fait trouver des moyens d’être soutenu par le système, mais pour réaliser mes films tels quels je ne suis pas sûr que ce soit possible. Je ne crois pas en la logique des films mainstream, du moins je ne me reconnais pas dans cette vision du cinéma.
Vous résidez à Paris depuis 2021. Allez-vous souvent au cinéma ?
Oui, je suis venu m’installer à Paris pour le montage de Jeunesse. Je travaille quasiment tous les jours, et j’ai donc assez peu de temps libre. Mais je regarde tous types de films, même des films commerciaux ! Quand je parlais des films mainstream, je parlais surtout des films chinois au budget mirobolant. Pour résumer : j’aime toutes sortes de films, mais j’avoue ne pas être très fan des films de propagande.
Auriez-vous envie de tourner, un jour, ailleurs qu’en Chine ?
J’irais bien aux États-Unis. Parce que le pays a grandement influencé la Chine, avec beaucoup de mouvements de population et d’échanges. La Chine et les États-Unis sont sans doute aujourd’hui les deux pays les plus influents au monde, et ils s’influencent l’un l’autre. Pourquoi ne pas réaliser un documentaire historique sur la manière dont les doctrines états-uniennes ont été importées en Chine durant le xxe siècle ? C’est une idée…
Vous avez un jour déclaré : « Je n’ai pas un intérêt particulier vis-à-vis des gens pauvres, mais ils sont tellement nombreux. Si je ne les filme pas, je filme qui ? Et qui les filme ? » Est-ce comme ça que l’on peut aussi rappeler la valeur de votre travail documentaire ?
Le cinéma en Chine se développe, mais il se concentre sur certains types de personnages. Dans la vie réelle, d’autres gens existent, bien plus pauvres. Et ils sont évidemment plus nombreux. Or, on prive ces gens-là d’un accès à la visibilité. Mes documentaires ont toujours été et continueront de se consacrer à ces personnes, qui devraient aussi avoir droit aux images.
Jeunesse. Le printemps de Wang Bing, Les Acacias (3 h 35), sortie le 3 janvier
Portrait : Julien Liénard pour TROISCOULEURS