Vu à Locarno : Fairytale d’Alexandre Sokourov, ni le ciel ni la terre

Après sept ans sans nouvelles, Alexandre Sokourov revient en compétition à Locarno avec un projet fou.


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Ils pensaient tous avoir leur place légitime au paradis. Devant une immense porte dans une grotte aux allures de cathédrale (qui fait penser à la dernière partie dantesque de ) et après avoir croisé un Jésus vraiment pas au top, chacun se présente à Dieu dans son plus prestigieux costume de guerre. Et se voit claquer la porte au nez. Voilà nos quatre « héros » condamnés à errer dans les limbes, à ressasser et comploter inlassablement, oubliant régulièrement que la guerre est finie et, surtout, qu’ils sont déjà tous morts.

Habitué à triturer les figures historiques (Hitler, déjà, dans Moloch en 1999 ; Lénine dans Taurus en 2001 ; l’empereur Hirohito dans Le Soleil en 2005), Alexandre Sokourov va plus loin que jamais dans Fairytale. A commencer par l’audace et l’ironie de son titre (« conte de fées ») et les détournements et l’humour qu’il se permet de faire sur certaines des figures les plus honnies de l’histoire. Alors qu’il croit encore pouvoir parvenir à régner sur le monde entier, Hitler se retrouve ainsi sur le trône (comprendre : les WC) et passe son temps à ressasser ses regrets, qu’il tourne comme des défis des gamins (« J’aurais dû brûler Londres… J’aurais pu le faire, hein ! »).

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Ce choix de ton n’empêche pas le cinéaste russe de donner ampleur et gravité à son projet (c’est d’ailleurs sans doute l’inverse : les touches d’humour sont indispensables à sa bonne digestion), qui se pose là dès la première image : les décors entièrement composés numériquement sont aussi somptueux que terrifiants. Ils forment, avec la technique de mise en mouvement d’archives des dictateurs utilisées, qu’on dirait similaire au deep-fake, un tout original et des plus dérangeants. Un peu comme si La Classe américaine de Michel Hazanavicius fusionnait avec L’Enfer de Dante.

Le vertige tient aussi au curieux dédoublement qui semble s’opérer à répétition sur les quatre hommes. Ainsi, Churchill s’adresse aussi bien à Staline qu’aux deux puis trois doubles de lui-même, qu’il appelle « mes frères ». Le film semble alors creuser encore plus l’idée de l’entre-soi dégénérescent, de la même manière que les quatre hommes patinent et répètent les mêmes idées en boucle. Si Sokourov ne va pas jusqu’à ridiculiser Hitler à la manière de Russ Meyer dans Mega Vixens (1976), il parvient plus finement à faire redescendre tout ce monde d’un cran grâce à ce détour par le purgatoire. De figures intimidantes voire terrifiantes, ils se muent à nouveau en simples mortels.

Image : (c) D.R.