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Jim Jarmusch, vers libres
- Timé Zoppé
- 2016-12-16
Paterson observe l’apparition des idées. Comment celle du film vous est-elle venue ?
Il y a vingt-cinq ans, j’ai fait une virée à Paterson sur les traces du poète William Carlos Williams, l’auteur de Paterson. J’ai vu la chute d’eau, je me suis baladé dans la ville… Peu de temps après, j’ai écrit la trame d’une histoire sur un conducteur de bus poète. Au début de Paterson, William Carlos Williams utilise cette ville et la forme de la chute d’eau comme métaphores pour évoquer un homme. J’ai donc appelé mon héros du nom de la ville. J’ai laissé tout ça dans un tiroir, mais l’idée a refait surface il y a trois ou quatre ans.
Vous avez pensé à faire un biopic de William Carlos Williams ?
J’ai tendance à détester les films biographiques. Bien sûr, il y a des exceptions, comme ceux, très beaux, de Roberto Rossellini, Blaise Pascal et La Prise de pouvoir par Louis XIV, considéré comme un grand homme dans notre culture alors que c’était un tueur d’Indiens, un connard génocidaire. Je voulais que Christopher Walken l’incarne, mais je n’ai pas réussi à réunir l’argent, parce que c’était le genre de film historique avec des scènes de guerre et tout le tintouin. Tout le monde s’est fichu de moi…
Dans le film, la ville de Paterson est légèrement stylisée : les lumières sont douces, les façades ont un côté carton-pâte… Ce sentiment de déréalisation, c’était voulu ?
D’une certaine manière. Paterson n’est qu’à une trentaine de kilomètres de New York, mais personne n’en parle jamais. La seule chose qu’on connaît de la ville, c’est sa violence, et la dureté de la vie sur place. Mais on n’a pas voulu faire un documentaire social, et ça n’a rien d’hyperréaliste. Le film parle d’un rêveur, je voulais montrer la ville selon sa vision fantasmatique.
Les poèmes que le héros compose dans le film sont en réalité l’œuvre de Ron Padgett, membre de l’école de New York, un groupe informel d’artistes, actif dans les années 1950 et 1960, auquel appartenaient notamment le musicien John Cage et le peintre Jackson Pollock. Qu’aimez-vous dans sa poésie ?
Quand j’étais jeune, je voulais être poète. Ado, dans l’Ohio, j’ai découvert des traductions de Baudelaire et Rimbaud, ce qui m’a amené à lire Walt Whitman et Hart Crane. Plus tard, j’ai intégré l’université de New York et j’ai eu la chance d’avoir comme profs Kenneth Koch et David Shapiro, des poètes de l’école de New York. En 1970, Shapiro a coédité avec Ron Padgett un livre intitulé An Anthology of New York Poets, qui est devenu ma bible. J’admire tellement ces poètes… Pour moi, ce sont des découvreurs, des enquêteurs. Il y a un côté expérimental : ils utilisent le langage de manière abstraite, parfois minimaliste ou « sensualiste »… Aucun ne fait ça pour l’argent. Ce sont mes héros. Ron Padgett est devenu mon ami il y a quelques années. Quand j’ai commencé à écrire le film, je savais que c’était ses poèmes que je voulais utiliser.
Pourquoi n’avez-vous pas persévéré dans la poésie ?
J’ai été distrait. J’ai d’abord écrit des petits poèmes en prose, qui ont fait de plus en plus référence au cinéma, évoquant par exemple des angles de prise de vue. Et puis j’ai vécu à Paris quelque temps avant la fac, et la Cinémathèque m’a rendu accro au cinéma. Je faisais aussi partie d’un groupe de rock, mais j’ai arrêté pour devenir réalisateur. Depuis plusieurs années, je me suis remis à la musique et à la poésie, mais je montre rarement mes poèmes. La poésie est mal vue aux États-Unis. Les poètes sont perçus comme efféminés. C’est vraiment une culture de gros machos qui aiment brandir leurs flingues. En revanche, c’est une grande époque pour le hip-hop, et même si ses paroles ne sont pas exactement de la poésie, les deux sont quand même très liés. Kendrick Lamar, par exemple, est un génie très populaire, c’est fantastique ! On ne peut pas dire que ce genre de rappeurs soit efféminé, quelle que soit leur orientation sexuelle – d’ailleurs, qui ça regarde ? Grâce à ça, les gens ont peut-être moins peur de la poésie.
Dans Only Lovers Left Alive, les protagonistes sont traités sur un pied d’égalité – aucun ne domine l’autre. Le traitement du couple de héros de Paterson me paraît moins équilibré. Ils s’aiment, mais si Paterson est montré comme très talentueux, les aspirations culinaires et artistiques de sa copine sont plutôt présentées comme de simples lubies.
C’est peut-être une erreur… Quand j’ai commencé à écrire le film, je pensais faire le portrait de Paterson. Puis j’ai voulu donner plus de place à son amie. Peut-être que ce n’est pas réussi, je continue d’y réfléchir. Je voulais briser certains clichés, montrer que ce n’est pas forcément négatif que son monde à elle soit son foyer. On se dit : « OK, des cupcakes, c’est débile. Ce n’est pas une femme puissante. » Mais ça ne signifie pas forcément que c’est une faible femme domestiquée. De la même façon, je suis profondément antimilitariste ; pourtant, j’ai fait de Paterson un soldat. Mais pour paraphraser le grand poète William Blake, ce n’est pas le soldat qu’il faut blâmer pour la guerre. Pour moi, les choses ne sont pas forcément ce qu’elles paraissent. Laura est une personne très résiliente et créative. Je ne voulais pas en faire une physicienne nucléaire.
Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser Gimme Danger, un documentaire sur les Stooges, alors que vous n’en aviez pas fait depuis Year of the Horse, en 1999 ?
Iggy Pop et moi sommes amis depuis longtemps, il sait combien j’adore les Stooges. Un jour, il m’a dit : « Mec, je rêve que quelqu’un fasse un bon film sur le groupe. J’aimerais que ça soit toi. » J’ai spontanément répondu : « Je m’y mets demain. » Et c’est ce que j’ai fait. On a commencé à filmer, mais j’ai dû arrêter pour tourner Only Lovers Left Alive, puis même chose avec Paterson. On a mis huit ans à faire le documentaire, mais je suis très fier du résultat.
« Paterson » de Jim Jarmusch
Le Pacte (1 h 58)
Sortie le 21 décembre