Tsai Ming-liang : « Je filme un cycle de vie, où se superposent successivement la force et la faiblesse » 

Deux hommes piégés dans leur solitude se consolent le temps d’une nuit, et d’une caresse, dans un hôtel anonyme. Avec ce point de départ aussi ténu qu’hypnotique, Tsai Ming-liang (« Vive l’amour », Lion d’or à Venise en 1994 ou « La Rivière », Ours d’argent à Berlin en 1997) propose « Days » (en salles le 30 novembre), une expérience radicale, méditation sur les maux du corps. Le brillant cinéaste et artiste contemporain taïwanais, qui vient pour présenter une rétrospective, une exposition inédite et une œuvre sous forme de performance au Centre Pompidou jusqu’au 2 janvier, nous a parlé avec pudeur et ferveur de son rapport au temps qui passe, imprimé sur le visage de ses captivants acteurs.   


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Days s’éloigne d’une narration classique, se déleste d’une intrigue balisée. Pourquoi cette épure ?    

Days est un film un peu particulier, car il s’est construit sans préméditation, sans scénario. Il a été en quelque sorte rattrapé par la réalité, celle du corps de mon acteur favori, Lee Kang-sheng, qui apparaît dans presque tous mes films [I Don’t Want to Sleep AloneThe Whole, ou encore La Saveur de la pastèque, ndlr]. En 2014, alors que nous étions dans l’avion pour aller à une représentation de théâtre, Lee a été pris d’un malaise fulgurant dans l’avion. Je l’ai conduit chez le médecin, et a alors démarré une longue période de tâtonnement, où les médecins ont essayé de diagnostiquer cette mystérieuse maladie, de trouver des traitements adaptés. Ce problème de santé, cette guérison impossible se sont immiscées dans mon quotidien. J’ai commencé à documenter ce mal, sans but préétabli, sans anticiper ce que deviendraient ces images brutes. Les prémisses de Days existent en germe depuis longtemps.    

« Days » de Tsai Ming-liang, baume au corps

Quel sens donnez-vous aujourd’hui à cette douleur, après l’avoir filmée ?    

Elle est une archive du temps qui passe, détériore, malmène, avant de laisser entrevoir une guérison possible. Dans La Rivière [sorti en 1997, le film met en scène Lee Kang-sheng dans la peau d’un acteur en proie à une douleur dans le cou, ndlr], qui était plus narratif, je racontais déjà cette maladie mystérieuse, au sein d’un cadre narratif plus traditionnel. Ici, je voulais simplement saisir l’état d’un corps en proie aux sévices de la vie, presque en temps réel. Dans l’économie générale de Days, cette détérioration du corps est à mettre en miroir avec la vigueur du personnage de Non [joué par l’acteur non professionnel Anong Houngheuangsy, ndlr]. Lee représente en quelque sorte ce que Non va devenir s’il vieillit et continue à faire un travail dur, harassant. À l’échelle de ma filmographie, le corps abîmé de Lee est un prolongement de celui de La Rivière. Je filme un cycle de vie, où se superposent successivement la force et la faiblesse.

Justement, comment avez-vous connu Anong Houngheuangsy ?   

Par hasard, dans un restaurant, en Thaïlande. Je suis souvent allé le voir, nous avons sympathisé, il m’a fait des nouilles. Puis nous avons continué à échanger en ligne, via des vidéos où j’observais son quotidien. J’ai tout de suite été fasciné et ému par ses gestes, sa routine, sa façon de cuisiner, son rapport presque charnel aux aliments qu’il maniait. Au point qu’il a cru que je voulais réaliser un documentaire culinaire sur lui ! Très vite, j’ai senti qu’il fallait mettre en parallèle le corps en souffrance de Lee et celui, jeune et dynamique, de Non. D’un côté, j’avais une idée très précise de ce que je ferai avec Lee, qui était comme un pilier dans l’architecture du film. De l’autre, Non représentait quelque chose de plus flou, incertain, qui a donné au film un virage inattendu, même pour moi.    

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Pourquoi avoir fait du personnage de Non un travailleur immigré ?    

Je suis né en Malaisie, mais je suis très vite parti à Taïwan pour étudier [Tsai Ming Liang a étudié les arts dramatiques et le cinéma à l’Université Culturelle de Chine à l’âge de vingt ans, ndlr]. Cet arrachement au pays natal me parle beaucoup. J’ai une affinité particulière avec ces déracinés, ces marginaux. En quittant son pays, on est habité par l’idée que l’on va trouver mieux. La réalité, c’est que l’immigré qui se fait exploiter chez lui continuera de se faire exploiter ailleurs. Non est un travailleur migrant laotien, qui vivait dans une chambre louée une fois arrivé en Thaïlande.  J’ai été ému par la réalité de la vie de ces travailleurs migrants en Thaïlande. Ils quittent une cage pour en retrouver une autre – même si c’est une cage dorée. C’est en cela que les corps des deux personnages sont cadenassés. L’un est prisonnier de son identité d’étranger, l’autre d’une enveloppe fatiguée.    

Days culmine vers une longue séquence charnelle et monnayée entre deux hommes, à la fois crue et tendre. Comme l’avez-vous pensée ?    

Comme une scène de magie, dont le spectateur devait ressentir la langueur. Contrairement aux scènes de sexe de mes précédents films, elle offre une libération, une catharsis à Lee. C’est autant un massage qu’une thérapie de l’âme. Mais Non aussi éprouve un apaisement en comprenant qu’il provoque une forme de guérison chez celui qu’il touche. Cette scène devait être longue pour qu’on en saisisse les enjeux ténus : c’est une relation monnayée, il n’y a pas d’antécédent émotionnel. En même temps, il se noue quelque chose d’indicible entre eux. C’est le sens de cette boîte à musique offerte à la fin, qui passe la mélodie des Feux de la rampe de Charlie Chaplin. Elle témoigne d’un grand respect, et m’évoque en même temps les sans-abris, ceux qui dorment dehors. Et puis, cette scène frôle une réalité documentaire. Elle prend un autre sens quand on sait que Non a lui-même été masseur, il exécute ses gestes de façon très expressive. En plus, nous avons tourné cette scène en une seule journée, dans l’hôtel où séjournait Lee, sans préciser que nous tournions une scène de sexe.    

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Comment parle-t-on de la sexualité en général et de la sexualité homosexuelle en particulier en Chine, où ces sujets sont tabous ?    

Dans mes films, je m’emploie à introduire la sexualité de la façon la plus naturelle et fluide possible. Comme si c’était des pratiques intégrées et acceptées, qui ne nécessitaient pas qu’on les surligne. Et j’observe, au fil des films, que les spectateurs sont plus détendus par rapport à ces questions. Sans doute parce que dans mon cinéma, le sexe prend la forme d’une tentative de rencontre entre deux solitudes.     

Quel rapport entretenez-vous avec la Nouvelle Vague européenne, à laquelle on associe souvent votre cinéma ?  

A l’époque où j’étais encore en Malaisie, je ne voyais que des films américains commerciaux. C’était une période de repli culturel, de protectionnisme. Quand je suis arrivé à Taïwan, la Chine s’ouvrait progressivement aux industries étrangères. Beaucoup d’œuvres de la Nouvelle vague française, de Jean-Luc Godard, de François Truffaut, d’Alain Resnais me sont parvenues de cette façon et m’ont influencées dans la construction de mes personnages.   

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Days contient beaucoup de plans séquences, notamment une scène d’ouverture sur Lee Kang-sheng en train de regarder la pluie. Qu’est-ce que la longueur et la fixité vous permet d’exprimer ici ?    

Je ne veux pas faire de films compliqués. Certains réalisateurs abordent un sujet par son versant psychologique, dramatique… Moi, je l’affronte humblement. Je cherche la vérité simple d’une situation, d’un acteur. Dans cette séquence précisément, vous ne voyez pas un personnage. Vous voyez un acteur, que j’ai filmé par le passé. Le souvenir de ce qu’il a été se superpose à son image d’aujourd’hui. Ce n’est pas une performance.   Il faut savoir qu’à l’origine, je voulais être peintre [Tsai Ming-liang a pris pour décor le musée du Louvre dans Visages en 2009, ndlr]. J’imagine que dans ce plan, il y a une fixité très picturale, à laquelle s’ajoutent des éléments singuliers et purement cinématographiques, tels que la durée qui s’éprouve, un environnement sonore. Par exemple, dans cette séquence, on entend distinctement le bruit de la pluie, des feuilles dans les arbres, parce qu’un typhon s’est déclenché pendant qu’on tournait. En imposant ces éléments dans la durée au spectateur, on créé un processus d’observation patient, de méditation, on amène le spectateur à percevoir des micro événements inattendus.    

Days est un film sur la guérison corporelle et psychique. Faire des films, c’est une thérapie pour vous ?    

Je ne sais pas si c’est une thérapie. En tout cas, je fais des films avec des gens que j’aime, en équipe réduite, et peu de moyens. Je me détache du sens traditionnel de la réalisation, pour me délester du processus industriel. Cela me permet d’installer une confiance et une proximité avec les autres qui me rend heureux. Si je travaille toujours avec les mêmes acteurs, c’est pour atteindre cette plénitude. Ce sentiment de faire famille par le cinéma.    

Days de Tsai Ming-liang (Capricci Films, 2h06), sortie le 30 novembre

Rétrospective Tsai Ming-liang et exposition inédite « Une quête » au Centre Pompidou, jusqu’au 2 janvier  

Portrait (c) Chang Jhong-Yuan

Images (c) Homegreen films