Abbas Kiarostami, libre jeu

En marge des événements qui le célèbrent, on revient sur le parcours de cet artiste aussi malicieux que les enfants têtus qu’il a toujours aimé filmer.


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Abbas Kiarostami n’est pas un maître. Voilà, c’est dit. Ça ne veut pas dire qu’il n’a pas fait école – de Martin Scorsese à Marjane Satrapi, des créateurs du monde entier clament leur amour pour ses films, mais l’assimiler à cette position un peu sévère, ça ne colle pas avec son cinéma à la fois humble et joueur. C’est que son œuvre vise l’égalité entre le créateur et le spectateur ; dans une relation horizontale, pas verticale.

Enfin, peut-être un peu zigzagante en fait, car les routes sinueuses qu’on longe dans ses films, ses poèmes, ses photos s’amusent à nous disperser. S’il est particulièrement difficile de retracer la vie intime d’Abbas Kiarostami l’insaisissable, toujours dans la retenue, on peut tenter d’en trouver des traces dans ses jeux de pistes espiègles.

LA BONNE ÉCOLE

Kiarostami nous apprend à désapprendre, à déconstruire, à questionner. Dans son œuvre, on ne se soumet pas aveuglément aux figures consacrées ; on les met en doute, on joue avec. Comme quand il désacralise et se réapproprie les œuvres des grands poètes persans classiques ou contemporains (Omar Khayyām, Saadi, Forough Farrokhzad) dans les dialogues de ses films ou dans ses propres recueils (Avec le vent, P.O.L, 2002). Ou bien quand il nous amène à nous méfier du comportement des adultes – dans Cas no 1, cas no2 (1979) ou dans Où est la maison de mon ami? (1987), nous sommes face à des gamins qui ont raison de désobéir.

Cette foi en l’éducation «tête bien faite plutôt que bien pleine» lui vient de son début de carrière. Fils d’un peintre en bâtiment de Téhéran, il a 29 ans quand il devient le réalisateur attitré du Kanoon, l’Institut iranien pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes, créé au milieu des années 1960.

Jusque-là, il a mené de front un emploi administratif à la police de la route et des études de peinture, et il a réalisé quelques pubs, génériques de films, illustrations de livres pour enfants qui lui ont permis de développer son inventivité graphique.

Au Kanoon donc, Kiarostami réalise des films pédagogiques qui constituent pour lui des supports ludiques d’expérimentation visuelle, comme dans Les Couleurs (1976), pur amusement formaliste manifestant un attrait chromatique sensuel. Sous l’apparence légère et la fonction didactique de ces films, Kiarostami glisse un humour, une malice, ouvre une discussion.

Avec astuce, il aborde sans en avoir l’air les problématiques contemporaines de la société iranienne – comme dans Cas no 1, cas no2, mais aussi, par exemple, dans Hommage aux professeurs en 1977, qui évoque les revendications salariales des enseignants. Et ce même lorsque la censure, mise en place au milieu des années 1980, après la révolution iranienne, vient obliger le cinéma à se conformer aux normes islamiques. Jusqu’au milieu des années 1990, choisissant de rester dans son pays, il détournera cette contrainte à force d’allégories aux contours toujours volontairement flottants

JEUX DE HASARD

Et, en même temps, son œuvre reste simple, directe, comme un jeu d’enfant. Sa caméra s’attarde souvent d’ailleurs sur des gamins qui jouent, parfois courant après des ballons (dans La Récréation en 1972, dans Le Passager en 1974). Ballons auxquels les petits héros donnent une direction, mais qu’ils doivent suivre dans leurs détours capricieux.

Ces bifurcations apparaissent à la fois comme un éloge de la surprise, une figure de l’apprentissage, et rejoignent la forme narrative, classique, de la quête, avec ses obstacles, ses détours. Chère à Kiarostami, on la retrouve notamment, sur un ton plus amer, dans Le Goût de la cerise (1997), où les allers-retours en voiture de M. Badii incarnent peut-être le début d’une hésitation par rapport à son objectif premier de trouver quelqu’un qui accepte de l’enterrer après son suicide.

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Comme ses personnages arpentant les routes, Kiarostami lui-même affectionnait les voyages en roue libre, en témoignent ses virées solitaires au hasard des campagnes en périphérie de Téhéran pour faire des photographies de paysages nus ou, plus loin, en Ouganda (ABC Africa, 2001), en Italie (Copie conforme, 2010), au Japon (Like Someone in Love, 2012). Si ces échappées sont parfois contraintes (à la fin de sa vie, le régime des mollahs ne lui donne plus les autorisations pour tourner), elles sont toujours pour lui des manières de se révéler autrement – dans ABC Africa, par exemple, l’utilisation d’une caméra digitale lui offre plus de légèreté.

Dans « Close-Up », il nous interroge : la comédie d’un homme peut-elle renfermer sa vérité?

L’artiste reste cependant ancré en Iran: il reviendra ainsi toujours au sous-sol de sa propriété, dans le quartier de Chizar, au nord de Téhéran, où il s’est aménagé un atelier d’artisan pour écrire, lire des poèmes ou travailler le bois (il encadrait lui-même ses photos et fabriquait ses meubles).

JEUX DE RÔLES

Kiarostami aimait les énigmes, parlant peu de ses opinions politiques, de ses croyances, de sa vie privée. On sait tout juste que, marié en 1969 avec l’artiste Parvin Amir-Gholi, avec laquelle il a eu deux fils nommés Ahmad et Bahman, il s’en est séparé en 1982. Parle-t-il à regret de cette rupture à travers le personnage principal de Ten (2002), une femme divorcée qui dénonce la pression de la société iranienne sur celles qui quittent leurs hommes? Pas sûr que la lecture autobiographique de l’œuvre soit un moyen pertinent pour cerner l’homme.

.S’identifiait-il plutôt à l’imposteur vivant seulement pour l’art de Close-Up (1990)? Dans cette méditation sur le bluff, il nous interroge : la comédie d’un homme peut-elle renfermer sa vérité? Questions qui peuvent laisser penser que Kiarostami est un tricheur assumé.

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Surtout si l’on sait que, malgré les apparences d’une œuvre tournée vers l’aléatoire, aucun détail n’y est laissé au hasard : c’est lui qui, sur le flanc de la colline d’Où est la maison de mon ami? (1987), a tracé l’emblématique chemin en forme de Z. C’est aussi lui qui, pour Le vent nous emportera (1999), a décidé de refaire le sol pour qu’une pomme roule dessus dans un sens bien précis.

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Mais s’il joue et se moque des règles, Kiarostami ne dupe pas pour autant ses spectateurs ; il les laisse juste dans le flou. Ainsi, dans le même film, il caractérise le moins possible son héros qui se dit ingénieur venu, on ne sait trop pourquoi, dans un village perdu du Kurdistan iranien. Kiarostami ne truque pas, il s’efface plutôt pour laisser le spectateur jouer. Précieux sont les cinéastes aussi confiants dans l’intuition de leurs spectateurs, leur laissant toutes les cartes en main.