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Marjane Satrapi, dans le monde bipolaire de The Voices

  • Éric Vernay
  • 2015-03-10

Comment un ovni comme The Voices a-t-il vu le jour ?
Comme 95 % du cinéma américain. On part d’un livre, on en fait un scénario, et on contacte ensuite le réalisateur que l’on estime être le meilleur pour ce projet. Le Parrain, par exemple, avait d’abord été proposé à Costa-Gavras ; Francis Ford Coppola n’est venu qu’ensuite. C’est dans ces liaisons que réside le génie des producteurs américains, c’est pour cela qu’ils sont si connus. Quand le scénario de The Voices est passé entre mes mains, je me suis dit : « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » Le lendemain matin, je me demandais pourquoi j’avais autant de sympathie pour ce tueur en série.

Est-il vrai que le scénario a d’abord été proposé à Ben Stiller ?
Au départ, le projet était sur une liste noire, ce qui, à Hollywood, signifie : très bon scénario, mais personne ne veut investir, car on ne sait pas si ça va se vendre. Ben Stiller voulait le réaliser il y a six ans, mais son projet coûtait trop cher. J’en ai hérité avec un budget « raisonnable ». J’ai dû trouver des solutions, façon système D.

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Est-ce pour cela que vous avez tourné en Allemagne, alors que le film se passe à Milton, une petite ville du Michigan ?
Ça coûte moins cher de tourner en Europe. Aux États-Unis, chaque endroit où vous mettez les pieds est privé. Il faut donc payer. Et puis c’était mon premier film américain, c’était important de connaître les gens avec qui j’allais travailler. J’ai donc repris l’équipe de Poulet aux Prunes, qui avait été tourné en Allemagne ; comme ça, si les producteurs m’emmerdaient, au moins j’avais mon équipe. De film en film je travaille toujours avec les mêmes personnes. En plus, la révolution industrielle a eu lieu en Europe, avant d’arriver aux États-Unis. Et comme les États-Unis ont surtout été construits par des émigrants originaires du nord de l’Europe, on peut retrouver l’équivalent des petites villes américaines en Allemagne, en Angleterre ou en Hollande. Le Milton que j’ai filmé est un mélange de différents endroits autour de Berlin.

Depuis Persepolis, vous n’avez jamais tourné en France. Pourquoi ?
C’est un hasard ! Poulet aux prunes a été tourné en Allemagne pour des raisons économiques, mais je suis très à l’aise là-bas. Les horaires étaient parfaitement respectés, c’était très précis. Dans les studios où j’ai travaillé, les techniciens venaient d’Allemagne de l’Est. Ils sont hyper démerdards. Quand une radio tombe en panne, ils la réparent. Et puis, dans ces studios berlinois, j’ai un passe qui me donne le droit de fumer où je veux. Par ailleurs, si je tourne à Paris, quand je rentre le soir chez moi, je trouve la facture d’électricité à payer, je suis dans la vraie vie. Quand je suis à l’étranger, coupée des obligations du quotidien, je peux rester concentrée sur le film.

C’est la première fois que vous n’adaptez pas votre propre scénario. Est-ce difficile de garder la main pour un film de commande ?
Quand on adapte son propre scénario, on est dans une zone de confort agréable, puisque l’on baigne dans un monde que l’on connaît sur le bout des doigts. Là, en lisant le scénario, j’ai dû me poser plein de questions. Je lisais, par exemple : « Le tueur en série découpe le corps. » Oui, mais comment fait-il, concrètement ? J’imagine alors être un psychotique obsédé par le packaging. En voyant un Tupperware dans ma cuisine, j’ai une idée : le tueur va mettre les morceaux de corps dans des Tupperware ! Comme je n’aime pas montrer le cadavre, ce mur de viande en boîte me paraît parfait. Petit à petit, je m’approprie le scénario.

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Vous bénéficiez d’un très beau casting, avec notamment Ryan Reynolds, génial à contre-emploi. Était-il votre choix initial ?
Oui ! Si j’avais fait une franchise comme Transformer 5, je n’aurais rien pu décider, c’est comme un lot, avec un style et des acteurs prédéfinis. Là, c’est un film indépendant. Quand on pense à un psychopathe, le nom de Ryan Reynolds ne vient pas forcément tout de suite à l’esprit. C’est lui qui est venu vers le projet. Non seulement il avait la même vision du film que moi, mais j’ai trouvé qu’il avait quelque chose de terrifiant. Dans ses yeux, il y a quelque chose de très profond et de très sombre. Et en même temps, il a ce sourire qui fait qu’on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Pour les actrices, normalement, pour ce genre de film, on prend la fille blonde de 40 kg qu’on peut écraser en faisant « click ». (Elle pince ses doigts.) Alors que Gemma Arterton est pulpeuse, c’est une Sophia Loren des temps modernes. Il y a aussi une fille plus ronde, elle avait 35 ans dans le scénario, mais j’aimais bien l’idée que la femme plus âgée ne soit pas dans le rôle habituel de la mamie qui fait des gâteaux.

Vos films rassemblent des acteurs de cultures et de langues très diverses. Est-ce un choix conscient ?
Je prends des acteurs que j’aime bien ; tant mieux s’ils parlent tous la même langue, mais je ne prête pas attention à leur nationalité. Pour The Voices, Ryan Reynolds est canadien ; Gemma Arteton, anglaise ; Anna Kendrick, américaine ; Jacki Weaver, australienne… Sur le plateau, je parlais anglais avec les acteurs, français avec la maquilleuse, allemand avec l’équipe, et persan quand j’étais très fatiguée. À ce moment-là, plus personne ne me comprenait !

En tant que réalisatrice, était-ce un défi supplémentaire de rendre sympathique ce tueur de femmes ?
Non, je rentre simplement dans la tête d’un être humain. Je m’en fous qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Les femmes de Sex and the City, par exemple, j’ai beau essayer, c’est compliqué de m’identifier à elles. Mon obsession dans la vie n’est pas de m’acheter des sacs à main. J’ai d’autres choses à foutre ! En même temps, dans les faits, il y a aussi beaucoup de tueuses en série. Mais leur mode opératoire est différent de celui des hommes. Seulement 10 % d’entre elles tuent à l’arme blanche. Pour la plupart, ce sont des empoisonneuses. C’est bien vicelard. Pour rendre le personnage de Jerry aimable, j’ai compris très vite qu’il ne fallait pas lui attribuer de sexualité, sinon il devenait un pervers sexuel. Et là, on ne l’aime plus. Ce n’est donc pas Jerry qui exprime la sexualité, mais les femmes. J’ai demandé à Anna Kendrick, qui est toute petite, d’embrasser Ryan Reynolds sur les escaliers. En hauteur. Car c’est elle qui agit. Jerry, c’est un enfant. Seul son corps a grandi. C’est pour ça que dans sa chambre, il y a un lit une place. Si j’avais mis un lit deux places et une couverture en velours rouge, c’était foutu.

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Le film épouse totalement les visions de ce fou. D’abord propret et joyeux, son appartement se révèle tel qu’il est en réalité lorsque Jerry prend ses médicaments : macabre, crasseux, maculé de sang…
Je n’ai jamais vu un film dans lequel on rentre dans la tête du psychopathe. En général, le point de vue est extérieur, ou bien on est dans la tête des victimes. C’était important, pour moi, que l’on soit proche de son psychisme. Du coup, quand on arrive dans le monde réel, tout dégueulasse, on a envie de dire à Jerry : « Non, non ! Ne prends pas tes médicaments ! Retournons plutôt dans ta maison toute bien rangée, sinon ça pue trop ! » On se met à sa place. Lui, il veut juste être un membre respecté de sa petite communauté, il n’a pas beaucoup d’ambition. Mais un problème survient, et ça fait boule de neige. Dans le scénario, j’ai par exemple changé un truc. Jerry cachait les voitures des filles dans un lac : d’abord, ça faisait trop penser à Hitchcock, et, surtout, ça voulait dire qu’il calculait. Or ce mec ne calcule rien, il est submergé par tout ce qui lui arrive. Il ne dit pas non plus de gros mots, c’est un parfait innocent.

Vous arrive-t-il, comme Jerry, d’entendre des voix ?
Non. Je me parle tellement à moi-même qu’il n’y a pas de places pour les voix ! C’est surtout des images qui me viennent, pas des sons. Mais quand je lis un scénario, même s’il est bien, parfois, c’est comme avec une vieille télévision, ça ne capte pas. Il y a de la neige devant moi.

Jerry parle à ses animaux. Le chien représente sa bonne conscience, et le chat, sa mauvaise. C’est discriminant pour les chats, non ?
On peut dire que le chat est méchant et que le chien est sympa. Mais on peut aussi remarquer que le chat a de l’humour, alors que le chien est bébête. Le chat est super honnête, le chien est un connard de républicain qui veut tout le temps aller voir les flics et nous sort poncif sur poncif. Moi, j’adore les chats – j’en ai d’ailleurs –, et je n’aime pas les chiens. Au départ, les voix des animaux devaient être assurées par des doubleurs, mais Ryan Reynolds a montré qu’il avait le talent pour le faire. C’était logique, en plus, vu que tout se passe dans la tête de Jerry. Ryan fait aussi le lapin, le cerf… Je me demandais parfois : « Mais de quel trou de son corps sort ce son ? » Il sait tout faire.

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En revanche, comme avec le morceau « Eye of the Tiger » massacré de manière hilarante par Chiara Mastroianni dans Persepolis, Ryan Reynolds chante faux dans The Voices. Vous appréciez les dissonances ?
Chiara Mastroianni avait eu du mal à chanter aussi faux que je le souhaitais, j’avais dû lui montrer. Gemma Arterton et Anna Kendrick chantent hyper bien. En revanche, Ryan Reynolds n’est pas chanteur, donc il voulait faire de nouvelles prises pour « Sing a Happy Song » des O-Jays. J’ai refusé, parce que ne voulais pas d’une comédie musicale parfaite pour la dernière scène. C’est eux que l’on devait voir. Idem pour la chorégraphie. D’abord, on n’avait que trois jours, et je ne voulais pas que ça ait l’air professionnel. Donc j’ai imaginé cinq pas de danses bien années 1970, quelques mouvements de bras, et voilà. Comme ça, dès que Ryan faisait un truc un peu mieux, ça paraissait extraordinaire. Et puis je voulais que l’on sorte du film avec un sourire, en se disant : « Putain, mais qu’est-ce que je viens de voir ?! »

Êtes-vous attirée par la comédie musicale ?
Oui, mais ça doit être hyper casse-gueule. Je vais en faire une un jour, promis.

Chacun de vos films donne l’impression de prendre le contre-pied du précédent.
Je m’ennuie très vite. Et je suis obsédée par le temps qui passe. Je sais qu’il me reste trente ans environ pour faire des films. Avant de mourir, je veux essayer le maximum de choses pour ne pas avoir de regrets. Certains artistes font exactement le contraire : ils ont un truc, et ils creusent, pour trouver un diamant extraordinaire. Ils se perfectionnent dans un domaine unique. J’en suis incapable. Mon moteur, c’est la peur. Ce moment où je me dis : « Merde ! Mais comment je vais faire ça ? » Il faut alors trouver des solutions. C’est la partie du boulot qui me plait le plus, parce qu’alors j’apprends de nouvelles choses. Peu importe le sujet – ça peut être en regardant un documentaire animalier sur les suricates –, si j’ai appris quelque chose, je suis contente de ma journée. Ce n’est donc pas pour surprendre les gens que je change toujours de domaine, c’est d’abord pour moi-même.

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Du coup, après la bande dessinée et le cinéma, vous allez encore passer à autre chose ?
Certainement ! Mais pas tout de suite. Contrairement à tous mes amis dessinateurs, je n’ai pas la vocation depuis mes 5 ans. Avant d’écrire Persepolis, j’avais lu deux bandes dessinées dans ma vie. J’ai utilisé la bande dessinée comme un mode d’expression, c’était super, mais il me manquait un truc. Je contrôlais tout. Du coup, à la fin, quand le bouquin était fini, je n’étais pas surprise. Quand je me retrouve face à Ryan Reynolds en train d’improviser, je suis le spectateur. Pareil quand mon monteur me propose quelque chose. Moi, je veux tout garder, évidemment, mais lui, il coupe, paf ! et je suis de nouveau surprise. Si c’était juste pour faire du fric ou pour être tranquille, je ne ferais que des peintures – j’en fais un peu et je les vends très cher. Mais j’adore le cinéma, c’est une passion. Il me faudrait trois ou quatre vies pour faire tout ce que je veux. Me lancer dans la musique pop, par exemple, mais là il faut avoir plus de 70 ans.

Ah bon ?
Dans Little Miss Sunshine dit qu’il faut mourir d’overdose soit avant 27 ans, soit après 72 ans. Avant 27 ans, c’est romantique ; après 72 ans, c’est très chic aussi. Alors qu’à 40 ans, c’est glauque. La musique, c’est pareil.

Votre cinéma onirique tranche avec une grande partie de la production française actuelle, plus portée sur le naturalisme. Aimez-vous le cinéma français contemporain ?
(Silence gêné et rires.) Il y a des bons films quand même, hein ! Mais… je ne trouve plus des gens comme Henri-Georges Clouzot. Les Diaboliques, j’adore ! Idem pour une partie de la Nouvelle Vague… Le cinéma réaliste, par contre, j’ai du mal, sauf quand il s’agit de Vittorio De Sica ou de Ken Loach. Parce que chez Loach, il y a toujours de l’humour. Moi, j’aime plutôt créer des mondes qui n’existent pas. Ma première formation, c’est la peinture, donc je suis obsédée par l’esthétique, la couleur. Combien de fois j’ai regardé un film en me disant : « C’est pas mal, mais qu’est-ce que c’est moche. » Vous savez, quand vous pouvez compter le nombre de points noirs sur le nez d’un acteur… Ça me tue. Putain ! c’est du cinéma. Faites-nous rêver ! Loach y arrive, parce que même si les banlieues qu’il filme sont mornes, ses personnages sont des seigneurs. Tout est transcendé. Je suis une plasticienne, dans mon cinéma, la sublimation passe par la beauté visuelle.

The Voices
de Marjane Satrapi (1h43)
avec Ryan Reynolds, Gemma Arterton…
sortie le 11 mars

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