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The Smell Of Us : le film-somme de Larry Clark
- Quentin Grosset
- 2015-01-14
Larry Clark se fait tatouer une tête de mort dans une scène de The Smell of Us. La même qu’arbore Lukas Ionesco, l’un des jeunes acteurs principaux du film, sur l’une de ses phalanges. Dans cette séquence, le réalisateur se met en scène de façon peu flatteuse en incarnant un clodo nommé Rockstar, dégobillant de la vinasse et se pissant dessus. Math (Lukas Ionesco), skateur blond au visage impassible et aux airs de chérubin, tient l’avant-bras du vieux vagabond comme s’il le retenait de son affaiblissement progressif, et pince sa peau lâche et défraîchie. L’artiste de 71 ans, méditant sur sa propre finitude, mesure le temps qui passe en s’essayant au genre de la vanité. The Smell of Us prend des allures testamentaires : jamais Larry Clark n’avait autant joué de son image, jamais il n’avait parlé aussi crûment de la vieillesse. Le contraste entre la représentation de corps juvéniles et celle de corps flétris voire mourants laisse deviner sa peur du déclin à lui, le photographe et le cinéaste qui s’est nourri de l’adolescence, de sa fougue, de ses dérives. C’est au fond un regard sur cinquante ans de carrière qui – c’est son côté rock’n’roll – reste ouvert sur la jeunesse d’aujourd’hui.
LARRY CLARK FAIT ENCORE PEUR
Il y a cinq ans environ, Tiffany Limos, actrice de Ken Park et ex-petite amie de Larry Clark, retrouve chez elle de vieilles bobines 16 mm que l’artiste avait tournées dans les années 1960, à l’époque où il prenait les photographies qui seront publiées en 1971 dans son livre Tulsa. Ce recueil fit sensation à sa sortie : avec un noir et blanc très graphique, Clark y exposait sans ménagement les jeunes de sa ville natale, située dans l’Oklahoma, s’adonnant au sexe et aux drogues. À l’époque, Clark hésitait alors encore entre la photo et le cinéma. L’un des producteurs français de The Smell of Us, Pierre-Paul Puljiz, explique comment Tiffany Limos lui a fait part de sa découverte : « En 2003, j’avais déjà produit un documentaire sur Larry Clark, qui n’est plus montrable à cause de problèmes de droits. Elle m’a appelé une nuit en me demandant s’il n’y avait pas de quoi faire un autre documentaire avec ces bandes. Larry a mis six mois à accepter, avant de se rétracter et de me parler de ce film de fiction qu’il rêvait de réaliser en France. » Depuis la présentation à Cannes de Kids en 1995, Clark pense à ce projet sur la jeunesse parisienne. Il confie le développement du scénario à un jeune poète nantais de vingt ans, SCRIBE (de son vrai nom Mathieu Landais), qui imagine une histoire centrée sur un réseau de prostitution masculine dans le milieu des skateurs parisiens. Mais, malgré l’aura de Larry Clark, les financements sont difficiles à trouver. « La plupart des gens nous disaient être fans de Clark, mais ne voulaient pas s’engager. Aucune chaîne de télévision n’a investi dans le film, et l’on a dû avoir recours à une campagne de financement participatif. On a fait avec la moitié du budget prévu », explique Puljiz. Larry Clark fait encore peur, et c’est une bonne nouvelle. On se souvient notamment qu’en 2010, la mairie de Paris avait interdit aux moins de 18 ans l’accès à son exposition rétrospective au musée d’Art moderne de la ville de Paris, « Kiss The Past Hello ». Une décision qui avait soulevé de vives discussions sur la censure et sur la représentation des thèmes tabous abordés dans l’œuvre de Clark, la sexualité des mineurs, la drogue, l’inceste…
AU PLUS PRÈS DES CORPS
Si Larry Clark a toujours posé un regard à la fois cru et juste sur la jeunesse américaine, le fait qu’il déplace ses obsessions dans un cadre français a pu poser question. N’allait-il pas tomber dans les représentations fantasmées d’un Paris qui n’existe pas ? Depuis le début de sa carrière, l’artiste a le souci d’un réalisme sans concessions, montrant la vraie vie de kids tourmentés, qu’ils soient en prise avec la drogue (les toxicos de Tulsa), la violence (le ghetto dans lequel les ados peuvent se faire tuer à chaque moment dans Wassup Rockers, la tyrannie psychique que Bobby exerce sur son groupe d’amis dans Bully), le sida (Kids), le suicide (la première séquence de Ken Park) ou, dans The Smell of Us, la prostitution. L’adolescence chez Clark, ce n’est assurément pas l’âge des possibles, c’est le temps de la perte des repères. Pour aboutir à cette vérité nue, Clark, à la fois complice et voyeuriste, n’hésite pas à dévoiler l’intimité de ses sujets, à s’approcher au plus près des corps, de leurs fluides, dans une mise en scène qui n’a souvent rien d’érotique ou de sensuel. Pour The Smell of Us, cette proximité du réalisateur avec ceux qu’il filme se confronte à la barrière de la langue. Le fait qu’il tourne en français, langue qu’il ne maîtrise pas, occasionne parfois quelques problèmes de justesse dans le jeu des acteurs. Natalia Brilli, directrice artistique du film, l’a en revanche aidé à infiltrer le milieu du skate parisien : « Il a fallu lui faire découvrir des endroits que les étrangers ne connaissent pas forcément, notamment des spots à Montreuil, à Montrouge. On est allés dans des fêtes, des squats, des concours de skate, il y rencontrait plein de jeunes. Avec eux, il a un côté très chaleureux, il raconte des anecdotes d’une vie très riche, un peu comme un grand-père. Ça peut aussi être des histoires complètement salaces… »
Clark filme toujours des meutes. Ce qui l’inspire chez les skateurs, c’est l’esprit de groupe, l’énergie d’une communauté solidaire pas farouche et toujours en mouvement. Le réalisateur se passionne pour la culture skateboard en ce que celle-ci est dépositaire de valeurs contestataires : la recherche de sensations extrêmes, une façon alternative d’occuper l’espace public fondée sur la déambulation, une mise en scène de soi basée sur le risque… Au fond, peu de différences dans l’esprit entre les skateurs latinos de Los Angeles dans Wassup Rockers et ceux, certes plus aisés, de The Smell of Us. Bien sûr, le skate prend une valeur beaucoup plus contre-culturelle dans le ghetto de South Central que dans le milieu bourgeois parisien, où ce sport devient soumis à des enjeux de sponsoring, de publicité. Natalia Brilli explique : « Parfois, quand un placement de produit était prévu, Larry gueulait pour que la marque dégage du plan. Il se fout de ce genre de détails, comme il se moque du fait que les gamins qui s’amenaient en trottinette sur le tournage soient mal vus par les autres skateurs. Ce qui l’intéresse, c’est une jeunesse qui se lance dans le vide, qui n’a pas peur de tomber sur la tête. »
INNOCENCE GÂCHÉE
Ce qui caractérise la génération des ados de The Smell of Us, c’est un rapport ambigu à l’argent (ils n’ont pas vraiment besoin de se prostituer) et aux nouvelles technologies. À cet égard, le film est plutôt pessimiste, les rapports sont virtuels, la communication ne passe plus, notamment entre les parents, absents ou désengagés, et les enfants. Surtout, la prostitution par Internet, vécue d’abord comme un jeu, mènera ces ados vers un funeste dénouement. Scribe donne son interprétation sur cet aspect de la vision du réalisateur : « Pour moi, Larry Clark est un grand moraliste. Il a une idée de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. Pour les personnages de Kids, il y a une forme de châtiment divin : “Si tu te comportes ainsi, tu attrapes le sida.” » Dans The Smell of Us, sa vision de l’impact d’Internet sur la jeunesse prend parfois des airs accusateurs, c’est un espace dangereux, qui éloigne les êtres plus qu’il ne les rapproche. Quant au visage de Math, toujours fermé, impénétrable, il devient la surface aimable et séduisante qui cache la vacuité morale animant les personnages. Ses traits juvéniles font écho aux figures angéliques mais ravagées disséminées dans les décors du film, convoquant les motifs de l’innocence gâchée, de la pureté altérée.
Selon Natalia Brilli, Larry Clark avait ainsi le désir de parsemer ces décors d’œuvres d’art « Avec lui, on parlait beaucoup d’artistes : David Wojnarowicz, Mike Kelley, Richard Prince… Il avait vraiment envie que le musée d’Art moderne apparaisse, qu’on en voit quelques œuvres. Et puis, les personnages adultes sont presque tous liés à ce milieu. » Deux clients qui font appel aux services sexuels des jeunes gens sont effectivement des collectionneurs. Larry Clark interprète l’un d’entre eux, un fétichiste qui suce les pieds de Math comme s’il pompait la sève de sa jeunesse. Ainsi, les adultes ne sont pas seulement irresponsables, ils sont également dépeints comme des prédateurs lubriques. Hélène Louvart, la chef opératrice du film, assure pourtant : « Aussi bien dans la façon de filmer que d’éclairer ces personnes, notre volonté avec Larry était de ne jamais les juger. » L’actrice Dominique Frot, qui livre une performance démente, joue la mère incestueuse de Math : « Cette mère est comme certaines personnes qui n’ont pas été enfant, mais qui le deviennent lentement. » Cette séquence, dérangeante et outrancière, évoque une scène de Ken Park pendant laquelle un père ivre tente d’abuser de son fils. Même schéma ici avec cette mère qui semble, comme sa progéniture, mener une existence désorientée, chaotique.
AUTOPORTRAIT EN ADOLESCENT
C’est justement au chaos que carbure Larry Clark. Tout le tournage du film s’est déroulé ainsi, de façon heurtée, quasi improvisée. Scribe évoque la façon dont le réalisateur s’est totalement approprié le scénario : « C’est au moment du tournage qu’il a tout chamboulé. C’est pas un animal de recherche, Larry Clark, c’est un animal de terrain. » La jeune actrice Diane Rouxel raconte : « Du jour au lendemain, Larry ne voulait plus voir JP, le personnage joué par Hugo Behar-Thinères. Par solidarité, le lendemain, Théo Cholbi et Lukas Ionesco ne se sont pas présentés sur le plateau. Larry ne l’a pas supporté et a imaginé la fin de leurs personnages. Ça a été un moment très difficile pour moi. » Le réalisateur décide aussi de s’impliquer en tant qu’acteur dans le film : il prend d’abord le rôle du clochard Rockstar, initialement dévolu à Pete Doherty (qui ne s’est jamais présenté sur le tournage), puis à Michael Pitt (qui écope finalement d’un plus petit rôle). Clark s’investit encore plus quand il fait le choix d’incarner le fétichiste des pieds. « Bouli Lanners devait le jouer, explique Pierre-Paul Puljiz, mais, coïncidence, il est tombé d’un arbre, s’est entaillé le pied et a failli être amputé. On a aussi pensé au hardeur HPG, mais il nous a dit : “Je peux faire n’importe quoi, mais pas les pieds !” » À mesure que les jeunes acteurs se sentent dépossédés de leur rôle, le film devient ainsi de plus en plus personnel. Progressivement, on passe d’un film sur les errements de la jeunesse à une sorte d’autoportrait cruel et sans concessions de Larry Clark. D’ailleurs, une version director’s cut de The Smell of Us va encore plus loin dans cette direction : le réalisateur y apparaît en tant que tel, comme dans un making of.
Dans le film, il se trouve même un alter ego dans le personnage de Toff, un ado qui filme tous les faits et gestes de ses camarades. Maxime Terin, le jeune acteur qui tient ce rôle, explique : « Il m’a dit qu’il se reconnaissait dans mon personnage, qui est un peu partout, qui est un peu comme Dieu. » Larry Clark, qui a toujours clamé qu’en filmant des ados il cherchait à retrouver cette période de sa vie, trouve là une incarnation juvénile à un moment où il se sent diminué – quelques mois après le tournage, il a subit une lourde opération de la colonne vertébrale. C’est au fond cette translation identitaire qui, depuis le début, anime le réalisateur. Dès 1992, dans un entretien avec le plasticien Mike Kelley publié dans la revue Flash Art, Clark confiait : « Même à Tulsa, quand je photographiais mes amis, ce que je voulais, c’était être mes amis – être n’importe qui, sauf moi-même. »