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Sophie Letourneur : « Je suis en recherche de fusion permanente. »

  • Marilou Duponchel
  • 2023-03-29

Voilà plus de dix ans que Sophie Letourneur, affiliée à la jeune génération de cinéastes français·es révélée dans les années 2010, réalise joyeusement ses films, avec un goût prononcé pour la trivialité des situations du quotidien et l’étude des liens affectifs. Après avoir déboulonné le fantasme de la grossesse/maternité dans « Enorme », c’est au couple et en particulier à la conjugalité que la cinéaste s’attelle dans son délicieux et pluriel « Voyages en Italie » où elle joue à l’actrice, aux côtés de Philippe Katerine, protagoniste idéal d’un cinéma aussi généreux que faussement nonchalant.

Il paraît que Voyage en Italie était le premier volet d’une trilogie. 

Oui. J’aimerais bien trouver un peu d’argent pour faire le second que je vais tourner, à priori été2024. 

Tu as déjà écrit les deux prochains ?  

Non seulement le deuxième, Vacances en Italie. Le troisième, Divorce à l’italienne, je l’ai en tête mais je ne l’ai pas écrit.  

Ce sera avec les mêmes personnages ?

Oui, Philippe [Katerine], moi mais surtout les deux enfants qui seront les personnages principaux. 

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Dans le film, ton personnage refuse au départ d’aller en Italie car Jean-Philippe [Philippe Katerine], son conjoint, y est déjà allé avec une de ses ex. Elle ne veut pas se substituer au souvenir d’une autre. Quel rapport entretiens-tu avec le souvenir ?   

Elle a raison ! Retourner dans un endroit connu, c’est comme convoquer une troisième personne. Je suis obsédée par ça. Les raisons pour lesquelles je fais ces films sont liées à la nostalgie, à cette question de : qu’est-ce que c’est qu’une photographie ? Qu’est-ce que c’est qu’enregistrer les traces d’un moment ? Je pense tout le temps au temps qui passe, aux différents ressentis qu’on en a. J’ai un rapport à la mémoire très bizarre. Il y a des périodes de ma vie que j’ai complètement effacées et d’autres qui sont très présentes. J’ai l’impression d’avoir été une multitude de moi parfois. Souvent, je ne sais plus quel âge j’ai.

Tu fais du cinéma pour préserver ces souvenirs ? 

Je pense qu’il y a une forme de soulagement, oui. J’ai vraiment du plaisir à travailler, je ne travaille pas dans la douleur. Ce sont les moments où je suis le plus détendue, où j’ai le sentiment d’avoir une prise sur les choses, sur le temps où je peux recréer des moments, des liens entre les gens, les disséquer, comprendre comment ils se comportent. Les mots qui sont utilisés dans la vie sont aussi très importants pour moi. Le truc qui me touche le plus dans la vie, c’est le lien intime avec les gens. Et ça passe par la parole : ce sont les aveux, les confidences. Je suis en recherche de fusion permanente. 

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Voyages en Italie (c) Tourne Films

La parole a une place très importante dans ton cinéma mais on a parfois l’impression que c’est la peur du silence qui la dirige.  

Oui, je suis très angoissée par le vide. C’était le sujet de Gaby Baby Doll [son premier film, tourné en 2014, ndlr]. Dans tous mes films, il y a un fond d’angoisse un peu morbide. Dans Les coquillettes par exemple, il y a ces coquillettes dans la poubelle à la fin. Je n’ai pas envie de mourir, j’adore la vie. C’est ce mélange-là qui fait que j’ai envie de montrer la vie plutôt sous un aspect léger, même s’il y a des galères, qu’on est humains et contradictoires. Mais dans le fond, chaque moment qu’on vit est magnifique, on a une chance dingue. 

Tu as souvent dit en interview que tu n’étais pas cinéphile ? 

Non, je suis cinéphile mais je ne suis pas addict, je peux m’en passer. Je n’ai pas un grand besoin de fiction. Je suis cinéphile dans le sens où l’art m’intéresse. Quand j’étais plus jeune, je regardais plein de films tout comme j’allais beaucoup à des expos. Mais c’est aussi une question de temps, et puis j’aime bien dire : « Arrêtez avec le cinéma, la vie on en a qu’une donc on va peut-être pas la passer à mater des films. » 

Voyages en Italie (c) Tourne Films

Quand tu écris, tu ne te réfères jamais à des films, des cinéastes que tu as aimés ?  

Ah si carrément ! Enfin, peut-être pas quand j’écris mais on est une somme de choses, tout y participe. Je travaille de façon très instinctive, je suis dans un rapport sensoriel aux choses. Quand je prends ma caméra et que je fais un zoom, évidemment je suis influencé par Hong Sang So dont j’ai vu tous les films. Je l’admire énormément. Il est très productif et en même temps chaque film est un trésor, il y a une grâce. Je suis hyper admirative de la simplicité et de la puissance de ce qu’il fait, de sa liberté. Nanni Moretti aussi, Godard

La dernière partie de Voyage en Italie semble dévoiler ta méthode de fabrication : vivre un moment, le commenter et le discuter puis le retranscrire via le cinéma.  

Oui, je travaille à partir du document intime qui est le mien, ça peut être un carnet, des photos. Ce n’est pas que l’intime des autres ne m’intéresse pas, c’est que j’y ai moins accès. C’est donc ma matière première. Avant, celle-ci préexistait au fait que je fasse des films. Maintenant que je sais que je peux tout utiliser, il y a un truc un peu tronqué : je vis un moment et finalement je crée une archive en vue de faire un film, ce qui n’était pas le cas avant. Donc cette donnée rentre dans la fabrication du film. C’était le cas aussi sur Le marin masquéLes Coquillettes. Je pars de mon intimité et dans mon intimé, il y a le fait que je fasse des films. 

Sur La vie au Ranch [2010], tu nourrissais ton scénario grâce aux répétitions faites avec les actrices. Là, concrètement, comment s’est écrit le film ?  

Pour pouvoir faire le séquencier, j’ai fait cet enregistrement qui correspond à la fin du film. Quand je l’ai écouté, je me suis dit que c’était évident qu’il fallait que je structure le film autour de ce lien conjugal. Pour toutes les autres scènes, j’ai fait comme dans La vie au Ranch, j’ai improvisé en amont des dialogues lors de répétitions avec le « vrai », celui qui a vraiment fait le voyage. On a fait toutes les séquences du film en Italie. Les séquences chez moi ont été improvisées chez moi. Elles ont été montées pour arriver à une bande son qu’on avait dans les oreilles en permanence pendant le tournage. C’est un exercice ! Je travaille sur ce film depuis 2016 donc je connaissais tout par coeur. Par contre, Philippe [Katerine] ne connaissait pas les dialogues, c’est ça qui était génial. Il arrivait, et ça je pense que c’est parce qu’il est musicien, à entendre la bande son jouée par Jean-Christophe [Hym] et moi et à dire les dialogues avec un petit délai.

« La vie au ranch » de Sophie Letourneur

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La Vie au Ranch (c) Shellac

Ça participe au burlesque du film.  

Complètement, il y a presque un côté bressonien ! Parfois les mots sont un peu tout nus.  

Tout est donc très écrit, alors que le film donne l’impression d’un film buissonnier, fabriqué au hasard des rencontres.  

Il n’y aucun accident, tout était minuté. Je voulais qu’il y ait la même urgence dans le tournage que dans le voyage. Le tournage a duré trois semaines dont seulement une en Italie. C’était comme une pièce de théâtre filmée pendant huit jours avec deux caméras et nous avec nos oreillettes ! C’était drôle.  

En voyant ton film, j’ai un pensé à Réinventer l’amour de Mona Chollet qui parle notamment de comment la fiction nous a habituée à assister à la rencontre amoureuse et a finalement peu traité l’amour sur le long terme, la conjugalité. 

Je voulais procéder à une sorte de réhabilitation, dire que le choses ne sont ni noires, ni blanches. Ça ne veut pas dire forcément être résigné. C’est comme quand je fais Enorme et qu’on me dit que c’est un film qui défend le patriarcat alors que pas du tout. Justement, c’est un film qui dit que nous sommes des humains compliqués, on sait qu’on va mourir, et en même temps on ne veut pas y penser. J’aime avancer plusieurs thèses en simultané : la grossesse, c’est monstrueux et c’est magnifique. On a une chance dingue de vivre cette expérience là que les hommes nous envient. C’est comme une conversation, je suis toujours ouverte à savoir quelle est l’intimité de l’autre. C’est ça l’altérité. J’ai une fille de 16 ans. Je lui ai montré Pretty Woman, elle m’a dit que c’était atroce. Elle a raison dans le fond, mais ce n'est pas pour ça que je ne vais pas lui montrer. 

Voyages en Italie (c) Tourne Films

Le voyage, qui d’ordinaire est associé au fantasme, se retrouve ici très loin de cette idéalisation, rattaché au tourisme de masse. Peux-tu parler de cx goût pour la trivialité du quotidien, ce refus de l'évènement ? 

Je trouvais ça marrant, c’est ce qui m’a donné envie de faire le film. Je fantasmais ce voyage en Italie par rapport à des images qu’on a tous en tête et Nanni Moretti y participe ! On se projette, on se refait le film de l’histoire d’amour qui redémarre avec le scooter et en fait ça se passe pas comme ça. Mais c’est drôle d’en rire, de se rendre compte qu’autour de nous des gens font la même chose et ont l’air autant déçu. 

Tu n’as jamais associé ta pratique de cinéaste au fantasme. C’est comme si tu en proposais le hors-champ.  

C’est vrai. Eric Loret [journaliste à Libération, ndlr] me parlait du female gaze, je lui répondais que je n’en savais rien mais en tout cas, je suis fascinée par la question du regard, de l’image et du désir chez les hommes. J’ai regardé des documentaires scientifiques sur le lien entre l’excitation sexuelle et la vue chez l’homme, c’est hyper lié. C’est un sujet que j’ai envie de creuser. Par exemple, la pornographie, j’aimerais comprendre mais je ne comprends pas. Je ne juge pas mais c’est tellement loin de moi ! Que le désir soit inscrit dans des films réalisés par des hommes, je trouve ça normal. Kechiche, par exemple, je le trouve super cohérent, en plus il filme des femmes qui sont super fortes. C’est un des cinéastes français que j’admire le plus. 

L’esprit de sérieux t’ennuie ?  

J’irai même plus loin : l’esprit bourgeois. En France, tout ce qui est artistique ressemble à une cour mondaine, je ne m’y reconnais pas trop. Je me sens loin de tout ça, ça ne m’intéresse pas, , ça ne m’amuse pas du tout, je n’ai pas les codes. C’est un monde adulte, enfin ils font peut-être semblant d’être des adultes mais c’est un monde de rôles. Ça peut être très amusant à regarder par ailleurs, mais moi je suis incapable de participer à ça. 

Ton titre fait référence au Voyage en Italie de Rossellini. Son film Stromboli mettait en scène Ingrid Bergman dans un terrain hostile. Dans Enorme, tu introduisais aussi deux stars, Marina Foïs et Jonathan Cohen, dans un réel très concret, aux côtés d’acteurs·trices non professionnels·elles. C’était cette cohabitation-là qui t’intéressait ?  

Oui, mais ça a été trop compliqué d’avoir un film comme ça entre deux chaises. Les distributeurs ne s’attendaient pas à ça. Heureusement la presse a trouvé des qualités au film. Le problème c’est que les décideurs sous-estiment souvent les spectateurs, le peuple, comme dirait Macron. C’est sous-estimer l’humain, penser qu’il y a des élites et que c’est gens-là savent mieux quoi donner à bouffer aux gens. On parlait de fantasme. Oui, la plupart du temps les films véhiculent des fantasmes, ou du moins le spectateur est complètement exclu de ce qu’il voit. C’est un instrument de pouvoir tout simplement. Je suis plus intéressée par les gens que je peux croiser dans la rue que par les acteurs, qui sont sûrement des machines à fantasme.

Philippe, je le considère différemment, j’ai travaillé avec lui comme avec un non-professionnel, j’étais dans une recherche de confiance avec lui. Je ne vois pas trop comment trouver sa place. La sortie d’Enorme a été très compliquée, soi-disant parce que c’est un ovni. C’est surtout une comédie, les gens qui l’ont vu ne sont pas tous des intellos. Tout devient aseptisé, formaté, y compris dans le cinéma d’auteur. J’hallucine aussi de ce truc : « Il faut que l’argent se voit ». Les gens qui veulent être libres ont de moins en moins de moyens. Je me dis que peut-être que la solution est de faire un peu comme a fait Gus Van Sant, qui est aussi un réalisateur que j’admire à mort. Un moment, il faisait d’un côté Gerry et de l’autre Prête à tout. Je préférerai faire ce grand écart : continuer ma recherche formelle, avec le côté artisanal et puis pourquoi pas essayer de faire des films grand public un peu moins mauvais.  

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Enorme (c) Memento Films Distribution

Tu as un projet ?

C’est ça que je voudrais faire:  la suite de Voyages en Italie et un film avec des acteurs qui s’appellerait Badasses sur l’empowerment et la question de la violence. J’aime bien le cinéma américain. Si je devais faire un film avec de l’argent ce serait plus inspiré de films américains. Un mélange entre Full Monty, le film de super-héros et les 7 Samouraïs !

Tu es attentive à la jeune génération ?  

J’aimerais bien m’y intéresser mais entre le boulot, les enfants, c’est compliqué. En septembre j’étais jury à Deauville et j’ai découvert Aftersun que j’ai adoré. Je suis très curieuse de ce que la cinéaste [Charlotte Wells] va faire après, je ressens tous ses choix de mise en scène. Face à tout ce formatage du récit, tout d’un coup il y a un film qui a le courage de sortir de ça. 

Voyages en Italie, de Sophie Letourneur, Tourne Films (1h31), sortie le 22 mars 

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