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Sophie Galabru : « Il existe un droit à la colère »
- Joséphine Dumoulin
- 2022-04-01
Que faire de nos colères ? Dans un essai émancipateur et stimulant, « Le Visage de nos colères » (Flammarion), la philosophe Sophie Galabru, invitée du mk2 Institut ce 4 avril, propose un nouveau regard sur une émotion incontournable de notre existence, mais largement redoutée. Et si cet affect était en réalité la clé de notre vitalité ? Rencontre.
Comment définir la colère ?
Elle est parfois associée, à tort, à la haine, un sentiment qui s’inscrit dans la durée et qui est une volonté de détruire ou de nier l’autre. Elle peut aussi être vue, bien souvent chez les femmes, comme de l’hystérie, qui est en réalité un mouvement de dépossession de soi. On la confond également avec le caprice, chez les enfants notamment. Or, la colère n’est pas la volonté de dominer autrui, de le faire plier à nos désirs, mais plutôt d’envisager et de reconnaître l’autre. Elle est une ressource de notre corps pour repousser une menace, conjurer une offense, voire lutter contre une injustice. C’est un affect qui, bien que physique, peut perdre de sa spontanéité, dans une société et une culture qui nous la désapprennent largement.
Pourquoi cette colère est-elle discréditée voire désavouée ?
Il y a tout d’abord des raisons philosophiques et religieuses. On peut remonter à Socrate puis au rationalisme, en tout cas à une pensée qui distingue l’esprit du corps, considérant que ce dernier aurait des influences parasites sur un esprit calme et lumineux. En associant la raison à la maîtrise de soi, la colère est alors perçue comme une sortie de route. La religion a elle aussi condamné la colère comme une preuve d’insoumission et d’orgueil contre Dieu.
Aujourd’hui, dans notre société sécularisée mais néolibérale qui met l’accent sur la consommation et la séduction, la colère apparaît plutôt comme une attaque au désir : on la culpabilise, car colérer n’est pas sexy. Il suffit de regarder l’injonction à la cool attitude en entreprise ou le foisonnement des livres de développement personnel et des défouloirs comme la méditation ou le sport.
Mais ces injonctions culturelles et sociales se retrouvent aussi réunies dès l’enfance où l’on nous apprend à être sage et plaisant pour le monde des adultes. L’autocensure prend ensuite le relais. Nous avons intégré les discours reçus, qu’ils soient théologiques, philosophiques, sociaux ou psychanalytiques. Car être en colère c’est renoncer à une vision idéalisée de soi, des autres et du monde. C’est accepter que l’autre puisse être décevant ou que l’on est temporairement une victime.
Que permet la colère lorsqu’on la fait exister ?
De marquer de nouveau son territoire, en nous permettant d’exprimer ce qui ne va pas – la colère demande aux autres de se positionner. Mais elle est aussi et surtout une vraie ressource pour se créer soi-même. Oser s’énerver nous révèle à nous-mêmes. Nous comprenons qui nous sommes, ce que nous voulons être, quelles sont nos valeurs. C’est un moteur puissant.
Certains artistes l’ont bien compris : la colère devient chez eux un moteur de recréation d’eux-mêmes et une façon de se révéler aux autres. Chez Niki de Saint Phalle, Édouard Louis, Ken Loach… la colère est fertile, car elle est acte de résistance face au réel mais aussi acte de création.
Si la colère peut être l’apanage de certains artistes, reste-t-elle un privilège ?
Il existe un droit à la colère. On l’accepte pour ceux perçus comme conquérants, dominants ou en qui l’on a confiance. Mais elle est choquante ou gênante quand elle provient de personnes réellement opprimées et blessées : les invisibles, les maltraités, ceux qui laissent apparaître, en creux, leur souffrance, ou ceux qui sont gauches dans la manière de l’exprimer. Car ils inquiètent ou mettent mal à l’aise : comment accueillir la colère des autres quand on ne sait parfois pas accueillir la nôtre ?
On peut aussi avoir peur qu’ils délirent ou qu’ils dérapent dans une animalité grossière. Dans les faits, c’est une émotion déclassée quand elle provient de personnes dont on considère qu’elles sont plus proches de leur corps, de leur sensibilité que de la raison : les enfants, les classes populaires et les femmes. Mais en réalité, ceux qui savent s’énerver font preuve de sensibilité et de générosité. Aristote, qui est l’un des rares à défendre cette émotion, appelait la vertu de se mettre en colère la « douceur ». Il s’agissait selon lui de tenir le juste milieu entre un laxisme passif et la dureté d’un cœur de pierre.
Car ceux qui osent être en colère ont des valeurs, un sens de la justice à défendre. Ils accueillent l’autre avec des exigences et avec espoir. On ne se met pas en colère contre des gens que nous n’estimons pas.
Comment faire pour réhabiliter cette colère ?
L’enjeu est de l’approfondir, de l’assumer, pour aller au plus loin et l’exprimer avec justesse, sans se tromper de cible. Il est ensuite compliqué de lui donner un programme spécifique, sur le plan intime principalement. Chacun doit le faire pour soi. Cela peut passer par le dialogue conflictuel, mais ce n’est pas forcément un cri ou un haussement de ton.
Cela peut aussi être un silence, une rupture. Lorsque Adèle Haenel quitte la salle des César [en 2020, après l’attribution du César du meilleur réalisateur à Roman Polanski, ndlr], son refus de la situation ne passe pas par des mots. Sur un plan politique, la colère passe davantage par les manifestations, les désobéissances civiles, les luttes syndicales voire armées. Au fond, même si la colère est parfois mal exprimée, elle manifeste toujours un fond juste, car elle reste un message signifiant du corps.
« La boîte à idées », avec Sophie Galabru, le 4 avril à 19 h 30 au mk2 Bibliothèque, gratuit, inscription ici.
Le Visage de nos colères de Sophie Galabru (Flammarion, 320 p., 20,90 €)
Propos recueillis par Joséphine Dumoulin
Image: © Pascal Ifo