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SONS: Le revival du rock psychédélique turc
- Wilfried Paris
- 2019-06-18
On assiste ces jours-ci à un revival du rock psychédélique turc sous l’égide de formations comme Altın Gün, Derya Yıldırım & Grup Şimşek ou Dirtmusic qui adaptent avec succès les traditions anatoliennes à la pop multiculturelle d’aujourd’hui. On a cherché à savoir pourquoi ce nouveau rock du Bosphore fascine autant les Occidentaux.
On dit de la Turquie qu’elle est la porte de l’Orient. Sa position géographique, entre l’Asie et l’Europe, explique sans doute le caractère hybride de sa musique. Depuis la chute de l’empire Ottoman en 1923, après la révolution kémaliste, la Turquie voit alterner les régimes et, plus généralement, les va-et-vient entre occidentalisation (libération des mœurs, ouverture culturelle) et conservatisme (identitaire, religieux). Istanbul elle-même est la ville de tous les contrastes, à la fois sombre et lumineuse, riche et pauvre, joyeuse et mélancolique. La musique turque a cette même ambivalence, nourrie de ce sentiment d’attraction-répulsion envers l’Occident, particulièrement dans les années 1960-1970, quand le rock turc vécut un véritable âge d’or, mariant les styles occidentaux (garage, pop, jazz, disco) aux rythmes et aux mélodies traditionnelles des différentes régions du pays comme de certains de ses voisins – Grèce, Azerbaïdjan, Roumanie, Liban…
GOLDEN DAYS
« L’âge d’or », c’est le nom que s’est donné le groupe néerlandais Altın Gün, qui reprend des titres des meilleurs musiciens de ces glorieuses années : Erkin Koray, le Jimi Hendrix turc, Barış Manço, pionnier du rock progressif stambouliote, Moğollar et leur rock à tendance ethnique, ou Selda Bağcan, qui a marqué le folk turc de ses chansons engagées en faveur de la classe ouvrière. « J’ai découvert le rock psyché turc, raconte le fondateur du groupe, Jasper Verhulst, avec le premier album de Selda, que j’ai écouté dans un magasin de disques à Amsterdam parce que j’étais intrigué par sa pochette. J’ai été vraiment surpris et fasciné par le mélange parfait des gammes de la musique folklorique turque avec les sons psychédéliques des années 1970. » Quoiqu’établi au Pays-Bas, et officiant habituellement avec Jacco Gardner, le groupe s’inscrit dans la tradition folk turque, mais hybridée de grooves funk, de synthétiseurs ondoyants et de textures psychédéliques : le saz (luth à trois cordes) électrique, les rythmiques orientales compliquées, et les chants languissants d’Erdinç Ecevit ou de Merve Daşdemir ravivent les trésors cachés du Bosphore et séduisent par-delà les frontières. « Beaucoup de gens apprécient que notre musique soit à la fois exotique et accessible, explique Jasper Verhulst. Les goûts musicaux sont devenus plus éclectiques grâce à Internet. » Altın Gün joue aussi à guichets fermés devant le public turc, qui valide ainsi sa réappropriation du genre. « Les foules deviennent folles et chantent presque toutes les chansons. Ce sont des standards folkloriques, et la plupart des Turcs ont grandi avec elles. C’est probablement surprenant pour eux d’entendre un groupe néerlandais jouer ces morceaux. »
FOUDRE ANATOLIENNE
Prônant également le mélange culturel, Derya Yıldırım & Grup Şimşek (prononcer chim-chek, « la foudre ») aiment à se définir comme une formation «outernationale». Associant des musiciens franco-londoniens et la chanteuse et multi-instrumentiste turque Derya Yıldırım, le groupe sort son premier album, Kar Yağar, épopée psychédélique à travers les vallées d’Anatolie dans laquelle le folklore se confond avec l’improvisation et se transforme en chansons au groove infectieux. Révélé en 2017 par leur délicate reprise pop traditionnelle de la complainte « Nem Kaldı », classique du répertoire turc signé Aşık Mahzuni Şerif, le collectif aime la musique «contaminée», selon son cofondateur Graham Mushnik, «celle des groupes turcs des années 1960 qui ont flashé sur le rock’n’roll et qui ont mélangé les sons électriques avec les mélodies folkloriques et des paroles en turc. Aujourd’hui, nous sommes amenés à rencontrer des gens d’origines géographiques différentes; ces choses résonnent lorsqu’on commence à échanger, à faire la fête ou à jouer ensemble. Plutôt qu’un concept de fusion, il s’agit vraiment d’un processus naturel, d’un feeling.» Mené par le son puissant du bağlama (luth turc) et les performances vocales pleines d’émotion de Derya Yıldırım, Kar Yağar mêle chansons traditionnelles et compositions originales, dans le respect de leurs racines anatoliennes, mais enrichies de guitares wha-wha, de synthétiseurs planants, de rythmes dansants et d’ambiances jazz ou progressives.
En célébrant la culture alévie (une communauté minoritaire pour qui la musique, et surtout le bağlama, a une valeur sacrée) ou en adaptant le poète Nâzım Hikmet Ran sur « Çocuklar » (« donnez le monde à nos enfants »), le collectif semble répondre à sa manière aux problématiques géopolitiques européennes et turques, même s’il s’en défend. «On ne parle pas dans nos chansons des problèmes politiques actuels. Mais, d’une certaine manière, notre musique est en elle-même déjà chargée politiquement. Ce qu’on recherche, c’est transmettre des émotions, des histoires, des sons qui font danser ou vibrer les gens. La musique donne de la puissance au peuple, la poésie rend les gens libres… Ça aussi, c’est politique.» D’autres musiciens turcs, comme les vétérans Baba Zula (au sein du collectif Dirtmusic) ou l’égérie rock féministe Gaye Su Akyol, participent à ce revival avec des albums plus ouvertement politiques. Défendant la liberté d’expression dans la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan ou le sort des réfugiés en Europe, ils opposent les rythmes et la poésie des rives du Bosphore à un monde qu’ils voient se refermer de plus en plus sur lui-même. C’est cependant par le mélange des genres, des langues et des cultures que tous ces artistes « outernationaux », reconstruisent chaque jour le pont entre Orient et Occident.
«Kar Yağar» de Derya Yildirim & Grup Simsek (Catapult / Bongo Joe)
«Gece» d’Altın Gün (Glitterbeat)
«Kızıl Gözlüm» de BaBa ZuLa (Glitterbeat)
«İstikrarlı Hayal Hakikattir» de Gaye Su Akyol (Glitterbeat)