MK2 CURIOSITY/ LE CINÉMA EN VERSION TRÈS ORIGINALE
Les titres de vos deux films, Hunger et Shame, se répondent. Les avez-vous pensés comme un diptyque?
Pas exactement. Dans Hunger, Bobby [Sands] se prive de nourriture pour créer les conditions de sa liberté à l’intérieur d’une prison. Dans Shame, au contraire, Brandon se croit libre en multipliant les relations sexuelles, mais, ce faisant, il crée sa propre prison mentale. Il s’agit, dans les deux cas, d’autodestruction, mais chacun utilise son corps à des fins opposées.
« J’envisage l’écran comme un miroir », nous dis vous il y a trois ans. Est-ce toujours le cas ?
Absolument. Les spectateurs doivent se reconnaître à l’écran. J’aimerais que Shame fasse sur son public un effet semblable à celui du sifflement du maître sur son chien.
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« L’art est une manière d’organiser la forme », déclariez-vous également. Il y a beaucoup d’échos visuels, narratifs et musicaux dans Shame. Pourquoi?
Parce que nous répétons sans cesse les mêmes gestes! La mise en scène doit servir au mieux le scénario, même si ce sont deux choses distinctes à mes yeux. Par exemple, Shame commence par une plongée parce que Brandon est allongé, pensif, sur un lit. Puis l’on découvre ce qui s’est passé avant, et qui se passe chaque matin: il se lève, urine, prend une douche, etc. Le film s’ouvre sur l’idée de rituel. Ce rituel aide à définir le personnage, qui lui même dicte la grammaire visuelle.
Pourquoi avoir tourné Shame à New York ?
Je voulais faire le film à Londres, mais la notion d’addiction sexuelle y est taboue. Abi Morgan, la coscénariste, et moi sommes donc allés à New York, où nous avons rencontré des spécialistes du sujet. Nous avons pu dialoguer avec certains de leurs patients. Après leurs « sexcapades », ils nous disaient se sentir honteux ; et pour se sortir de ce sentiment de honte, ils plongeaient à nouveau dans le sexe ! C’est un cercle vicieux, un rituel pervers.
La ville apparaît dans le film comme un personnage à part entière…
Manhattan est une île très construite, où il n’y a plus de nature mis à part la rivière, et qui figure bien l’idée d’expansion, de champs des possibles. Or, c’est justement cet accroissement des possibles qui fait couler Brandon. Les survivants du Titanic sont arrivés à New York par le pier 54, où nous avons tourné plusieurs scènes. Ce qui reste de la jetée m’a frappé : les poteaux font penser à des silhouettes humaines, certains sont noyés, d’autres ont la tête hors de l’eau, comme Brandon à la fin du film.
Pourquoi la sœur de Brandon, Sissy, interprète-telle la chanson New York, New York sur un mode si lent et mélancolique ?
Si on écoute attentivement les paroles, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un blues. Lorsque Sissy chante cette chanson, c’est la première fois qu’elle communique véritablement avec son frère. Et c’est la première fois qu’il écoute sa sœur, qu’il s’ouvre émotionnellement.
Au cours d’une promenade, Brandon aperçoit un couple faisant l’amour contre la baie vitrée d’un hôtel, au vu de tous – un geste qu’il imitera peu après avec une prostituée. Shame dresse la carte d’une société à la fois transparente et anomique, où la prolifération des moyens de communication engendre non pas du lien social, mais de la solitude.
Brandon cherche à tout dissimuler, mais il finit par imploser – tandis que sa sœur, elle, explose. Les fenêtres ont beau ouvrir sur des paysages dégagés, elles reflètent l’enfermement intérieur du héros. En tant qu’Européen, je suis frappé par le fait que les New-Yorkais vivent et travaillent en hauteur, dans les airs. Cet aspect m’a beaucoup excité : comment un reflet peut casser la promesse de liberté qu’apportent les gratte-ciel. Malgré l’immensité de la vue, on reste dans une boîte carrée, comme dans une prison.
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« Les actions comptent, pas les mots », affirme Brandon. Cependant, vos films sont structurés autour de longues conversations filmées en planséquence: celle entre le prêtre et l’activiste dans Hunger, celle entre le frère et la sœur dans Shame.
La plupart des conversations sont insignifiantes et ne visent qu’à combler le vide ; certaines, cependant, méritent notre attention. Je veux capter celles-là avec ma caméra.
« Nous ne sommes pas des gens mauvais, nous venons juste du mauvais endroit », dit Sissy. Vous refusez de juger vos personnages…
J’ai de l’empathie pour Brandon. Avec l’arrivée de sa sœur dans son loft, il essaye d’engager des relations plus intimes avec les femmes, mais il a peur de s’impliquer, de perdre le contrôle. Il nous ressemble, comme les Freaks de Ted Browning : nous portons tous des masques. Je voulais que mon film soit familier, et non mystérieux, aux yeux du spectateur, mais j’ai refusé de raconter en long et en large l’histoire de Brandon et Sissy : nul besoin d’expliquer leurs actes, les spectateurs sont capables d’imaginer leur passé.
Comment avez-vous réagi à l’affaire DSK, qui résonne avec le propos de Shame ?
C’est une histoire très banale, qui arrive tous les jours depuis des siècles. Il a utilisé son pouvoir et son influence pour abuser de tiers. Rien de très neuf.
L’ultime scène de sexe, à trois, frappe par son intensité, et tire presque vers l’abstraction.
Je considère que c’est une scène de sexe à quatre : un homme, deux femmes et la caméra. Le spectateur doit pouvoir accéder à l’intimité de Brandon, le suivre dans son voyage physique et émotionnel. À la fin, nous devons, comme lui, être épuisés.
Images (c) mk2 Diffusion