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À voir : « Normal People », métamorphoses de l'amour
- Léa André-Sarreau
- 2022-02-15
Adaptée du roman à succès de l’écrivaine irlandaise Sally Rooney, cette série disponible en intégralité sur France TV slash est l’étude brillante, étalée sur plusieurs années, d’un premier amour lumineux et tourmenté, malmené par les injonctions sociales.
La rencontre entre Marianne (Daisy Edgar-Jones) et Connell (Paul Mescal) se fait dans un lycée, à l’ouest de l’Irlande. En quelques minutes, le spectateur saisit le gouffre qui les sépare, autant que l’alchimie organique qui opère entre eux. Lui est un sportif populaire issu d’un milieu modeste ; elle une lycéenne brillante et détestée de ses camarades, chez qui la mère de Connell fait le ménage. En douze épisodes, Normal People chronique patiemment leur amour, du sortir de l’adolescence jusqu’au Trinity College de Dublin, où le jeu social tournera en faveur de Marianne, devenue reine du bal d'une certaine intelligentsia universitaire.
Aux grands romans britanniques de l’époque du XIXe siècle – Jane Austen et ses héroïnes tempétueuses en tête –, la série emprunte une élégance des gestes, qui va de pair avec la pudeur des mouvements intérieurs. Un regard en coin capturé à la volée, un geste qui trahit une tendresse donnée trop tôt, ou trop vite : la caméra surveille, tout en restant à sa place, chaque micro-événement corporel, ou affectif, de Marianne et Connell. Cette hypersensibilité pourrait être le talon d’Achille de la série, l’engloutir dans un maniérisme surfait.
« Severance » : double je
Lire la critiqueAu contraire, l’affect n'y est jamais un ornement. Un tour de force qui tient à cette capacité qu’ont eu les scénaristes (Alice Birch et Mark O'Rowe, en collaboration avec Sally Rooney) de suggérer plutôt que d'expliquer. C’est une tristesse calme, dévorante, qui parcourt certains épisodes, ponctués par les événements d’une vie banale - un suicide, la dépression, des ruptures –, rendus déchirants par un art maîtrisé de l’ellipse. Les années passent, Marianne et Connell se manquent sur un malentendu, se perdent de vue au détour d’un non-dit, se retrouvent par la force du désir, venu lever une inhibition secrète.
C'est qu'ils sont liés par un sentiment d'amitié fondateur et inaltérable, une vision sensible du monde qu'ils partagent comme un privilège, mais qui les met aussi à la merci l'un de l'autre, les expose dangereusement à l'abîme de l'abandon. Cette complexité du sentiment, soigneusement décortiquée par Sally Rooney dans son roman avec une écriture clinique, aiguisée comme un couteau capable de percer les états d'âme de ses héros silencieux, est transcrite par une mise en scène tout en nuances. Ici, ni bien ni mal, nul manichéisme - la relation de Marianne et Connell, sorte de tragédie moderne hyperconsciente des vices de son époque, est dépeinte avec une suspension totale du jugement.
Dans les métamorphoses de leur relation se joue aussi une résistance à l’autre – l’amour est un territoire despotique comme un autre, où se cristallisent des luttes de pouvoir et d’identité. Car la série n’emprunte pas seulement à Jane Austen son romantisme lucide. Elle examine aussi, sans jamais la noyer dans une lourdeur théorique, la cruauté des dominations sociopolitiques qui s’insinue dans l’intime, l'obstacle que représente la différence de classe dans la construction d'un amour propre, et d'un amour de l'autre. Tout comme la question de la masculinité et ses injonctions écrasantes, finement évoquées, les conséquences des traumatismes familiaux sur la sexualité de ses personnages flottent en arrière-plan.
L’impératif à être heureux (ou à être des gens normaux ?) assaille les personnages, les met constamment en porte-à-faux avec leurs désirs égarés. Une pression sociale que la série signale par l’omniprésence du regard des autres au bord du cadre, au fond du champ. Les personnages s’en libèrent lors de scènes d’amour d’une justesse très rare, où l’égalité du plaisir et des corps devient le moteur d’un érotisme neuf, inédit. Analyse des angoisses d’une génération, étude vertigineuse de l’état amoureux, Normal People éclaire, sans chercher à faire disparaître ses zones d’ombre, cette question universelle : comment être soi, écouter sa musique intérieure, tout en sortant de la solitude et rejoindre l'autre ?
Normal People, 12 épisodes visibles en intégralité sur France TV jusqu’au 15 mars
Images (c) FR_tmdb