De Maidan à Donbass, vous avez filmé des événements majeurs en Ukraine ces dernières années. Le regard que vous portez sur vos films a-t-il changé depuis l’invasion fin février ?
Mon regard n’a absolument pas changé. Et rétrospectivement, je n’aurais d’ailleurs pas fait les choses autrement. Avec Donbass, j’ai voulu montrer et faire ressentir que la phase active de la guerre entre l’Ukraine et la Russie approchait. À mon avis, tout était déjà là.
Avez-vous pensé qu’en parlant de ces événements, en les montrant dans vos films, vous pouviez contribuer à empêcher, à votre échelle, que la situation ne dégénère ?
Un seul film ne saurait empêcher quoi que ce soit. La culture a besoin de temps pour avoir un effet. Et en même temps je suis convaincu qu’une oeuvre d’art peut avoir un impact à un moment donné. Ce que j’ai à offrir, de mon côté, est une forme de contemplation. Je veux encourager les spectateurs à prendre le temps de réfléchir sur la situation. Un autre rôle important de l’art est qu’il permet, parfois, de changer le langage que l’on utilise pour décrire certains événements.
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Comment avez-vous vécu ces derniers mois à titre personnel ?
J’ai dû évacuer mes parents de Kyiv au début de la guerre. Par la suite, je me suis concentré sur la finalisation de mon film. La phase de montage était terminée, mais il restait encore à réaliser tout le design sonore, qui est une partie très importante. De manière générale, la guerre nous a de toute évidence énormément impacté, mais je pense qu’il faudra encore du temps pour pleinement mesurer et reconnaître tout ce qu’elle a pu bouleverser à l’échelle de notre pays.
Vous avez présenté Babi Yar Context à Cannes l’an dernier, et depuis un autre film au Cinéma du réel, Mr Landsbergis, en début d’année… Le moins que l’on puisse dire est que vous êtes très prolifique. À quel moment avez-vous travaillé sur The Natural History of Destruction ?
Il y a d’ailleurs déjà un autre film qui est prêt et qui devrait être montré très prochainement ! Pour The Natural History of Destruction, on a commencé à financer ce film en 2017, et nous avons commencé à activement travailler dessus l’été dernier. Le montage a duré jusqu’à fin 2021, puis début 2022 on s’est concentré sur le son. Pour être plus précis, j’ai commencé à réfléchir à la structure du film avant même d’aller à la recherche des archives. La structure générale est venue en premier, ce qui m’a permis d’avoir des indications précises sur ce qu’il fallait obtenir ou sur ce que je pouvais demander à mes collaborateurs. La structure était important car je ne voulais pas d’un film strictement chronologique. Je ne voulais pas montrer qui avait bombardé qui en premier, ou en second, car ça aurait produit un film avec un lourd discours idéologique. J’étais surtout intéressé par ce à quoi ressemblait l’Allemagne avant et après les bombardements, ainsi que par la machine de destruction en général : son fonctionnement, sa finalité, etc.
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Avez-vous pensé L’Histoire naturelle de la destruction en parallèle de Babi Yar Context ? On a le sentiment que les deux films, tous deux consacrés à la Seconde Guerre mondiale, se répondent et se complètent, que ce soit sur la structure, sur la forme, etc.
Les deux films sont en effet très proches, mais ils sont différents sur un point. Dans Babi Yar Context, le récit prend techniquement fin au milieu du film, lorsque l’ensemble de la population juive est exterminée. La suite ne montre principalement ce que la tragédie, une fois achevée, a pu laisser ou non derrière elle. Dans L’Histoire naturelle de la destruction, le récit se déplie jusqu’au bout. Le film a davantage été pensé comme une pièce musicale avec des contre-temps, des crescendo. C’est ce qu’on appelle, en musique, une fugue.
Babi Yar Context contenait quelques intertitres, pour nous situer historiquement. Là il n’y en a aucun. Êtes-vous actuellement dans une démarche qui consiste à minimiser la présence du texte au profit de ce que peuvent nous dire les images ?
Oui, mais il y a quand même une poignée de dialogues dans L’Histoire naturelle de la destruction. En fait, un film idéal ressemble, pour moi, à un film sans parole. C’est le cas de l’un de mes précédents courts métrages, La Colonie, où il n’y a ni texte ni dialogue. Je suis un grand admirateur de Jacques Tati, et j’adorerais faire des films comme lui, avec peu de parole ! Pour moi, le cinéma c’est ça : des images, du montage, du mixage. Un passage un peu idéal à ce niveau serait, je pense, la deuxième scène de L’Histoire naturelle de la destruction, celle du bombardement nocturne. On ne voit rien distinctement à part des points blancs sur un fond noir. Et pourtant, on saisit quand même ce qu’il s’y passe grâce au son et au montage. Le cinéma stimule nos sens et nos émotions par ces moyens : j’ai par exemple toujours rêvé de faire un film où les personnages seraient des cailloux et des pierres, sans aucune forme d’anthropocentrisme à l’horizon.
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Pour les besoins du montage, vous ne respectez pas toujours la chronologie exacte des événements, en retouchant parfois certaines archives. Dans quelle mesure pensez-vous qu’il est bénéfique d’intervenir sur les images dans le cadre d’un documentaire ?
Modifier les archives est un droit fondamental pour mon travail de cinéaste. C’est presque un devoir. Je fais de l’art, et j’ai le droit de le faire, car cela concerne la perception que j’ai, personnellement, de ces archives. Je les modifie donc autant que nécessaire. De toute façon, le geste de sélection et même le tout premier raccord que l’on peut faire, avant même de recourir à des effets particuliers (ralentis, boucles, etc.), est déjà une intervention qui modifie le sens et la nature de l’image en question. Paradjanov a un jour fait un collage en utilisant l’image d’une Mona Lisa issue d’un magazine. Il a été beaucoup critiqué. On l’a accusé de vol, voire de sacrilège ; on ne touche pas à de Vinci ! Sergueï Paradjanov a simplement répondu : “mais je n’ai jamais touché à votre Tante Lisa, à ce qu’il paraît, elle est d’ailleurs toujours au même endroit”. Il a simplement fait ce qu’il voulait faire en tant qu’artiste, sans se soucier des conventions.
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Quels sont vos projets pour les prochains mois compte tenu de la situation en Ukraine ?
En ce moment, je suis en train d’écrire un scénario de fiction. J’avais encore récemment l’espoir de pouvoir tourner l’an prochain en Ukraine, mais ça me paraît compliqué. Cela va, j’imagine, être retardé. Quoiqu’il en soit je continue de travailler sans m’arrêter sur des documentaires, et j’ai toujours plein d’idées de films d’archive auxquels me consacrer. On verra pour le reste, car cela dépend aussi de ce qu’il va se passer ou non au cours des prochains mois en Ukraine.
Le Festival de Cannes se tient cette année du 17 au 28 mai 2022.