Rosetta est d’abord une rencontre avec un corps. Celui de l’actrice (alors inconnue) Émilie Dequenne qui, dès la première séquence du film, déboule dans les couloirs de son usine (elle vient d’être licenciée) vêtue de la blouse blanche et coiffée du filet à cheveux réglementaires. La caméra à l’épaule des frères Dardenne la suit dans les couloirs malgré les portes qu’elle claque derrière elle, comme aspirée par l’énergie de cette jeune femme en furie, en osmose avec la rage qui guide ses pas. Alors qu’elle rentre dans le lard de son supérieur, verbalement puis physiquement, la caméra épouse le flou et la violence de l’empoignade, halète un instant lorsque Rosetta reprend son souffle, puis repart comme une flèche sur ses talons alors qu’elle tente d’enfoncer les portes (fermées, cette fois) de la direction, pourchassée par les vigiles. Ceux-ci s’arrêtent – et la caméra avec eux – devant les toilettes où la furie s’est réfugiée, et finissent par la traîner à grand-peine vers la sortie.
Les frères Dardenne : « Cette fois-ci, le moindre arrangement avec le réel était impossible »
Durant toute la scène, les bribes de dialogue sont comme autant de coups échangés à l’aveugle par les personnages, soumis aux élans brutaux de ce corps qui refuse de se soumettre. «Pourquoi moi, alors que je fais bien mon travail?» «Parce que vous êtes la seule à avoir fini votre période d’essai!» C’est cette incommunicabilité que filment les réalisateurs belges – très loin du cinéma social à thèse volontiers donneur de leçons à la mode aujourd’hui –, pour perpétuer la tradition d’un réalisme amer et lucide. Rosetta ne sera jamais une héroïne sans reproche de la lutte des classes, ni même un symbole acceptable de sa triste condition. Elle restera cette jeune femme en colère, claquant et enfonçant des portes par réflexe de survie, ce corps butant sans cesse contre le monde et ses codes de maintien physique et moral. Palme d’or (à l’unanimité) à Cannes en 1999, Rosetta n’est pas un film engagé, mais un film enragé.