LA SCÈNE
(Sous une pluie battante, dans un temple en ruine, deux hommes sont assis au sol.)
Le bûcheron :
« C’était il y a trois jours, je suis allé dans la montagne pour couper du bois. »
(Flash-back : l’homme marche dans une forêt, l’air déterminé, une hache posée sur l’épaule, lame vers le sol. Il traverse un fossé sur un tronc d’arbre renversé. Peu à peu, le feuillage s’épaissit jusqu’à lui balayer le visage. L’homme s’arrête net : accroché à une branche d’arbre devant lui, il y a un grand chapeau de paille orné d’un voile clair. Il s’approche, touche le voile, regarde autour de lui, puis continue de s’enfoncer dans le bois, l’air grave. Soudain, il s’arrête et regarde vers le sol : il ramasse un bonnet en tissu sombre, regarde autour de lui, reprend son chemin. Un peu plus loin, il bute contre quelque chose au sol, se baisse pour ramasser des cordes. Il observe alentour, ses yeux se concentrent sur un objet blanc dans les buissons. Il avance sans le quitter du regard, jusqu’à trébucher sur quelque chose. Il se retourne pour regarder ce qui l’a fait tomber et sursaute. C’est un cadavre dont on ne voit que les mains, comme pétrifiées. Il pousse un cri et s’enfuit en courant.)
Le bûcheron (en off) :
« J’ai couru le plus vite possible pour aller prévenir la police. Trois jours après – donc aujourd’hui –, j’ai été convoqué pour témoigner. »
Scène culte : « Le Dictateur » de Charlie Chaplin
Comment sonder la question fondamentale du point de vue au cinéma ? La première réponse apportée par Rashōmon tient dans son scénario, qui fait usage du flash-back pour raconter un crime à travers le regard des différents protagonistes : le bandit présumé coupable (Toshirō Mifune), le samouraï prétendument assassiné, sa femme apparemment déshonorée, et le bûcheron témoin de la scène. Mais Kurosawa ne se contente pas du vertige de la partie de Cluedo : dès le premier flash-back, dans lequel le bûcheron décrit sa découverte du corps, il court-circuite le dispositif narratif pour nous jeter dans le royaume de l’image.
SCÈNE CULTE · « As Tears Go By » de Wong Kar-wai (1988)
Le flash-back, constitué de seize plans, ne contient non seulement aucun dialogue, mais aucune information utile au récit. Pendant deux minutes, on suit l’avancée du personnage dans la forêt sous tous les angles possibles : de dos, de face, de dessus, par-dessous, de près, de loin. Ce découpage, comme l’enchaînement de travellings et de panoptiques complexes, ne signifie rien, sinon l’essentiel : la toute-puissance de la caméra, qui seule décide de ce qu’on voit – donc de ce qu’on croit. La fragmentation de la perception, les limites de l’objectivité ne sont pas des sujets superficiels dans Rashōmon : ils procèdent d’une définition du cinéma. Avec pour acmé ces plans cherchant le soleil à travers la touffeur des branches, qui gravent la métaphore dans nos rétines. Dans un film, nous dit Kurosawa, la lumière nous éblouit et l’ombre nous égare… La seule vérité, c’est l’hypnose.
Rashōmon d’Akira Kurosawa, Potemkine Films (1 h 28)