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Revue de presse : l’affaire Judith Godrèche vue de l’étranger

  • Léa André-Sarreau
  • 2024-02-29

Complaisance, glorification de l’auteur romantique : dans la presse internationale, le silence du milieu du cinéma français face à la libération de la parole des femmes n’est pas passé inaperçu. Une résistance au mouvement qui éclate de nouveau, à l’heure où Judith Godrèche raconte son histoire.

Le #MeToo du cinéma français est-il enfin et durablement en marche, quatre ans après qu’Adèle Haenel a quitté la 45e cérémonie des César, indignée par le sacre de Roman Polanski (lauréat du meilleur réalisateur pour J’accuse) ? Après le discours prononcé par Judith Godrèche lors de la 49e cérémonie des César, une évidence est en tout cas très vite apparue : si les réalisatrices Audrey Diwan, Justine Triet et Agnès Jaoui ont soutenu la démarche de celle-ci dans leurs discours respectifs, aucun homme ne s’est ajouté à cette liste. Ce mutisme d’une grande partie du milieu du cinéma frappe d’autant plus qu’il contraste avec l’émoi dont témoignent les nombreuses réactions en soutien à l’actrice sur les réseaux sociaux.

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A lire la presse étrangère, qui a commenté avec un œil attentif les révélations de l’actrice-réalisatrice et son écho social, la déflagration est bien réelle. L’actrice accuse Benoît Jacquot de violences psychologiques et sexuelles, dans le cadre d’une relation qu’elle qualifie « d’emprise », et qui aurait débuté lorsqu’elle avait 14 ans, sur le tournage des Mendiants, en 1986. Le réalisateur avait alors 39 ans. Judith Godrèche a depuis porté plainte pour « viol avec violence sur mineure de moins de quinze ans », commis par une personne ayant autorité. Présumé innocent, Benoît Jacquot nie ces allégations. Judith Godrèche aurait amorcé une nouvelle phase du #MeToo du cinéma, qui peinait à exister jusqu’alors, estime la presse internationale.

A l’étranger, cette libération de la parole « à retardement » en France interpelle. Rappelons qu’aux Etats-Unis, le mouvement #MeToo, créé pour inciter les femmes à dénoncer publiquement les agressions sexistes et sexuelles qu’elles ont subies, a été fondé par Tarana Burke en 2006. En 2017, il est réactivé par l’actrice Alyssa Milano, qui lance le hashtag #MeToo, devenu immédiatement viral. Quelques mois plus tard, le New York Times publie une grande enquête, comportant le témoignage de plusieurs femmes accusant le puissant producteur Harvey Weinstein d’agressions et de harcèlements sexuels. C’est le début d’une grande remise en question sur les abus tolérés et permis par l’industrie du cinéma. En France, Sandra Muller rebondit sur le hashtag #MeToo et en lance une variante, #BalanceTonPorc : « Toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends », publie la journaliste. Des centaines de témoignages affluent sur les réseaux, et touchent plusieurs sphères professionnelles (on a vu s’éclore ces dernières années des #MeToo médias, #MeToo politique, #MeToo YouTube…). Sans que le #MeToo n’ébranle le milieu très protégé et l’entre-soi du cinéma français, malgré quelques soubresauts précocement étouffés – Adèle Haenel accusant le réalisateur Christophe Ruggia pour des agressions sexuelles sur mineure en 2019, quittant l’année suivante la 49e cérémonie des César face au sacre de Roman Polanski, lauréat du meilleur réalisateur pour J’accuse. La spécificité du #MeToo hexagonal semble se nicher dans des tentatives avortées, réitérées, et niées.

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FRILOSITÉ DES MÉDIAS

Pour Kim Willsher, correspondante londonienne au Guardian interrogée par Courrier international, la démarche de Judith Godrèche est d’autant plus « inhabituelle et remarquable » qu’elle est isolée en France, où l’omerta « n’a pas totalement disparue ». En cause, différents facteurs socio-culturels spécifiques à l’Hexagone – notamment une frilosité des médias à traiter des accusations portées sur la place publique. « Au Royaume-Uni, nous avons une presse différente, avec des tabloïds qui s'emparent des sujets et qui ont l'habitude de lancer de grandes enquêtes. Il existe une deuxième différence, d'ordre culturel. En France, il y a une tradition de respect de la vie privée des personnes publiques. Vous avez une conception forte de la sphère privée, et une séparation très nette, qui vaut même pour les gens célèbres », explique la journaliste. Judith Godrèche a elle-même pointé la passivité, voire la complicité, de milieux intellectuels enclins à offrir à Benoît Jacquot des tribunes lors de la sortie de ses films.

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Kim Willsher mobilise également un argument d’ordre générationnel : en France, de nombreuses personnalités reconnues, ayant participé à la révolution sexuelle dans les années 1970, sont aujourd’hui méfiantes, voire hostiles au mouvement #MeToo. On pense notamment à Catherine Deneuve, signataire en 2018 de la tribune intitulée « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », publiée dans Le Monde, qui dénonce les conséquences supposées liberticides et dangereuses de #MeToo sur les rapports de séduction entre hommes et femmes. Depuis, l’actrice a tenu à nuancer sa position, tout en maintenant sa signature, dans une tribune publiée par Libération : « Rien dans le texte ne prétend que le harcèlement a du bon, sans quoi je ne l’aurais pas signé (…) Je salue fraternellement toutes les victimes d'actes odieux qui ont pu se sentir agressées par cette tribune parue dans Le Monde, c'est à elles et à elles seules que je présente mes excuses. »

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L’ART TOUT-PUISSANT

La vague jugée « sans précédent » de ces révélations aurait mis plus de temps à émerger en France qu’aux Etats-Unis en raison de relations de pouvoirs tyranniques, glorifiées au nom de l’art. « Que le cinéaste tout-puissant puisse exercer un joug sur une jeune actrice, à la fois sur et hors d'un plateau de tournage, a trop longtemps été assimilé à une sorte de fatalité romantique en France » réagit le journal canadien La Presse dans un article intitulé Cinéma français : sus aux prédateurs. Et c’est précisément cette idéologie romantique, valorisante pour des réalisateurs tout-puissants, qui explique aujourd’hui encore le silence de la « grande famille du cinéma » : « Pour l'instant, peu de grandes personnalités du milieu ont commenté publiquement les sorties de Godrèche, même si elle a reçu un important soutien sur les réseaux sociaux », rappelle le média américain Deadline.

L’accueil mitigé que la prise de parole des femmes reçoit en France n’a pas échappé aux médias étrangers. Ils n’hésitent pas à parler de « complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels », comme Variety, qui donne la parole à Laura Pertuy, secrétaire générale du collectif 50/50 : « Il persiste un vieux monde imaginaire autour d'acteurs comme Gérard Depardieu [depuis 2018, cinq plaintes pour « viol » ou « agression sexuelle » ont été déposées contre Gérard Depardieu. Quinze autres femmes accusent l'acteur de violences sexistes et sexuelles. Plusieurs enquêtes de Mediapart, et un reportage de Complément d’enquête, ont depuis mis en lumière les comportements problématiques de l’acteur sur les tournages. L’acteur, présumé innocent, a été mis en examen, ndlr] et de certains réalisateurs. On a l'impression qu'il est plus douloureux de se détacher de cet imaginaire que d'entendre les plaintes, la douleur ou même la colère des femmes qui ont été agressées sexuellement. Une sorte d'inversion des responsabilités est à l'œuvre, ce qui est un peu étrange ».

Image : Judith Godrèche témoigne sur son Instagram

Cette loi du silence est aussi analysée à l’étranger comme le résultat d’un système d’exception culturelle à la française. « La culture, en France, et surtout à Paris, est un milieu clos, où l'importance de l'argent public impose des allégeances, des silences, des compromissions, des fourberies parfois pour obtenir les indispensables subventions. C'est le prix, diront ses défenseurs acharnés, de l'exception culturelle française » écrit le journal suisse Blick. Même argument invoqué par le journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, qui s’étonne du faible écho rencontré par la prise de parole de l’actrice : « Bien sûr, il peut y avoir de bonnes raisons de ne pas évoquer les problématiques liées au mouvement #MeToo dans ce genre de soirée. Les accusations de violences sexuelles détonnent au milieu de la litanie d'hommages aux parents, aux producteurs et aux époux - la sainte trinité des discours de remerciement. Le format et l'atmosphère festive de la cérémonie ne se prêtent de toute façon pas vraiment à l'examen de conscience. Il y a aussi d'autres raisons, moins bonnes. Judith Godrèche les a pointées du doigt dans son discours, dénonçant au passage l'omerta qui règne dans le monde du cinéma : la crainte de perdre des subventions, de perdre des rôles, de perdre son travail. » Un constat d’impunité que la France ne peut désormais plus esquiver, au risque d’étouffer le souffle de ce #MeToo national tenace mais fragile.

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