- Article
- 5 min
Pourquoi il faut revoir « The Long Island Trilogy » d’Hal Hartley
- Léa André-Sarreau
- 2019-10-21
Qui se souvient d’Hal Hartley, hormis les ados des années 1990 ? Figure du cinéma américain devenu culte aussi rapidement qu’il a disparu des circuits, Hal Hartley est pourtant l’auteur d’une filmo insoumise et décalée. Une carrière contrariée, un peu à l’image du destin de ses personnages désaxés. Dans sa « Long Island Trilogy » (qui emprunte son nom à une île du nord des Etats-Unis) il narre avec un ton farouchement moderne des histoires d’amour entravées par le conformisme de la société américaine. A l’occasion de leur réédition, on s’est demandé ce qu’avaient encore à nous dire ces films intemporels et romanesques.
LOSERS MAGNIFIQUES
« Il n’y a pas d’aventure ni de romance, seulement des ennuis et du désir » : prononcée par Bill, un gangster minable trahi par la femme qu’il aime, cette réplique tirée de Simple Men date pourrait être l’adage mélancolique de tous les personnages de la trilogie Long Island. Leur point commun ? Ce sont des ratés du cœur, des amants marginaux qu’Hal Hartley aime filmer comme des êtres indomptables. Par exemple dans L’Incroyable vérité (1989), où un ancien taulard ténébreux condamné pour meurtre (Robert John Burke) s’entiche d’une lolita intello qui croit à la fin du monde (Adrienne Shelly). Des écorchés vifs, il y en a aussi dans Trust Me (1990), où une lycéenne enceinte et un informaticien désabusé errent comme des orphelins sur le bord des autoroutes, les parkings désolés et les supérettes miteuses pour se libérer de leur cocon familial, un peu à la façon des vagabonds nocturnes qui peuplent le cinéma de Jim Jarmusch.
DOUCE REVOLTE
Le rêve américain, très peu pour Hal Hartley. Insoumis et farouche comme ses personnages, il raille avec un ton pince-sans-rire l’Amérique banlieusarde des nineties. Par exemple dans L’Incroyable vérité, où il suffit de quelques plans ironiques sur une machine à laver dysfonctionnelle gisant à l’arrière-plan ou un barbecue traînant au milieu d’une pelouse artificielle pour que la morosité de la working class américaine surgisse dans des couleurs aussi pop que factices. Cette stylisation hyper millimétrée cache une critique amère du consumérisme. Dans Trust Me, comédie absurde sur l’aliénation du travail libéral, ce sont les écrans qui assaillent le personnage principal, un réparateur de télévision cynique et un peu anarchiste sur les bords. En menaçant de faire exploser le monde avec une grenade, il symbolise à merveille la soif contestatrice d’Hal Hartley lui-même.
CORPS INDOCILES
Encerclés par la société affairiste où tout se marchande, les anti-héros d’Hal Hartley cherchent sans cesse à s’extraire de leur milieu. Pour exprimer ce décalage des personnages avec leur environnement trivial, le cinéaste multiplie les plans aux horizons obstrués dans des décors claustrophobes. C’est le foyer familial de Trust Me, filmé comme un tombeau sans ligne de fuite ; ou les cadres obliques et serrés dans Simple Men, qui empêchent les héros de quitter leur maison. Toute cette scénographie rigide contraste avec les mouvements anarchiques et sauvages des personnages. Envers et contre tous, leurs corps rebelles résistent au carcan de l’espace -en témoigne la célèbre séquence de danse dans Simple Men, où les personnages, cousins lointains du trio délinquant de Bande à part de Godard, s’émancipent soudainement sur le son dissonnant de Sonic Youth.
JEUX DE LANGAGE
Chez Hal Hartley, le langage est toujours une affaire de malentendu. Les conversations virent au soliloque, les dialogues de sourds mènent à des impasses. Un savant ping-pong verbal qui traduit dans Trust Me l’incommunicabilité entre Maria et Matthew, piégés dans des discussions qui se répètent à l’infini. Ou encore la solitude d’Audrey dans L’Incroyable Vérité, lorsque ses pensées envahissantes parasitent en boucle la bande-son. Contre cette parole stérile et absurde, Hal Hartley aménage des parenthèses déchirantes, lors desquelles ses personnages se confient, presque face-caméra, en de longs monologues introspectifs où leur vérité intérieure l’emporte sur tout.
INFLUENCES EUROPEENNES
Profondément américain dans ses thèmes, le cinéma d’Hal Hartley doit pourtant beaucoup à ses homologues européens. Il y a d’abord la filiation avec Jean-Luc Godard, à qui il emprunte le motif du trouple et de la rivalité amoureuse -les chassés-croisés sentimentaux de la trilogie Long Island évoquent Bande à part et Une femme est une femme. La diction monocorde et distanciée de ses acteurs rappelle le degré zéro du jeu chez Robert Bresson, avec qui il partage cette conviction que le dépouillement mène plus vite à la vérité des comédiens. A Bertrand Blier, il a un peu emprunté son formalisme froid et son art du non-sens, et à Jim Jarmusch, son amour des flâneries sans but et de l’étrangeté du quotidien.
Images: Copyright LES FILMS DU CAMÉLIA