Queer Gaze est de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.
Vivre dans les films
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu vivre dans les films. La vie paraissait bien plus amusante, intense et folle au cinéma que dans ce quotidien d’enfant qui m’ennuyait profondément. Sans savoir pourquoi, j’étais toujours mélancolique. L’impression de n’être à ma place nulle part. Sauf quand je regardais un film. Évidemment, je ne regardais que du cinéma populaire, celui de la télé ou du vidéo-club, je ne connaissais même pas l’existence du reste. J’avais un amour fou pour les films de genre et les cartoons, les films qui montraient d’autres mondes. Quand un personnage me fascinait, j’avais l’impression de devenir lui pendant quelques jours.
J’étais Ursula, un Ewok, Daffy Duck, Poison Ivy, la Gremlin pin-up ou le cousin machin. Je me transformais, je changeais de corps avec les films. Il y avait quelque chose de l’ordre de la métempsychose, je voyageais de personnage en personnage, me glissais dans leur peau. À moins que ce ne soit eux qui venaient me visiter… Cette infinité des possibles me remplissait de joie. D’une certaine manière, c’est grâce à elle que s’est construite mon identité et mon regard queer. En accueillant toutes ces images à l’intérieur de moi. En devenant la somme de ces images. En m’inventant des corps et des vies. En devenant tout ce qu’on me disait que je n’étais pas, ou plutôt, tout ce qu’on m’interdisait d’être dans la vraie vie. Ma place était peut-être dans les films finalement.
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L’espoir d’une communauté
La mélancolie n’a fait que grandir à l’adolescence. Époque où il n’était plus question de vivre dans les films… L’ennui se faisait plus profond. Et puis un jour, un miracle, un film qui change la vie. J’ai vu Freaks à 14 ou 15 ans et j’ai eu la merveilleuse sensation de voir autre chose, pour la première fois. Freaks, c’est l’histoire de personnes qui travaillent et vivent dans un cirque. Il y a la trapéziste, Cléo. Le maître loyal, Hans. L’écuyère Frieda. Hercule, l’homme bodybuildé… Hans doit se marier avec Frieda, mais est secrètement amoureux de Cléo. Cette dernière se joue de lui et l’humilie car il mesure moins d’un mètre et qu’elle préfère le grand mec baraqué. Ce qui est incroyable dans ce film, c’est qu’une grande partie du casting est constituée d’acteurices hors normes. Harry et Daisy Earls mesurent moins d’un mètre et ont l’allure de bambins. Johnny Eck n’a pas de jambes. Daisy et Violet Hilton sont des sœurs siamoises. Lady Olga Roderick est une femme à barbe…
Filmer ces acteurices aux corps différents, c’était mettre à mal l’idée même de normalité. On est de leur point de vue : les cadres et les décors sont reconfigurés pour iels. Je me souviens d’une image incroyable lorsque Frieda étend son linge et qu’une amie lui rend visite, cette dernière paraît immense dans ce décor à l’échelle de l’écuyère. La caméra se met à hauteur des acteurices pour filmer leurs émotions et leur quotidien sans en faire un spectacle. Ce ne sont pas ces personnages qui sont anormaux, juste le monde qui n’est pas fait pour eux. D’ailleurs, ici ce sont iels les stars. Chacun des gros plans de Hans, Frieda et Johnny sont éclairés comme ceux de Marlène Dietrich. Pour reprendre la belle idée de Pascale Risterucci, maîtresse de conférences à Paris 8, la nomenclature même du découpage cinématographique paraît obsolète.
Plan pied, plan poitrine, plan large… les acteurices du film explosent cette grammaire. Mais là où le film m’a bouleversé, c’est lors de la scène du banquet de mariage entre Hans et Cléo. Les invité.e.s dînent joyeusement, sauf Frieda qui a le cœur brisé de voir son amoureux se marier avec une autre, lorsque soudain, l’un d’entre eux se met à chanter à la mariée : we accept her, one of us, gooble gable. Alors que les autres convives se joignent à lui pour chanter d’une même voix, le petit homme tiré à quatre épingles remplit une coupe de champagne aussi grande que lui avant de monter sur la table et d’offrir à tout le monde une gorgée de cet élixir.
Le dîner prend l’allure d’un rituel initiatique euphorique. Mais alors qu’il arrive au bout de la table et offre la coupe à Cléo, cette dernière, répugnée, leur jette le liquide au visage. Leur répond qu’elle ne sera jamais l’une des leurs. La face grimaçante, monstrueuse, elle hurle ce mot qui est pour elle l’insulte ultime : Freaks, freaks, freaks. C’était la première fois que j’entendais ce mot qui allait devenir si important pour moi. Dans la dernière partie du film, les freaks arrêtent de vouloir faire partie d’un monde qui ne veut pas d’iels. Sous la pluie, tapis dans l’obscurité, rampant dans la boue, iels vont se venger de ceux qui les ont humiliés… Pour moi, cette fin est puissante car on repense à tout ce qu’on a vu dans la première partie du film. Ces freaks dans ce monde « normal », c’est une parodie de normalité. Cette tentative d’intégration ne fonctionne pas. Il faut faire communauté. Façonner un monde à leur image.
Où le diable habite
À 20 ans, la mélancolie s’est transformée en colère. Je n’en pouvais plus de ce monde straight. J’étais une queerette qui n’avait pas encore trouvé sa communauté. Alors je passais tout mon temps au cinéma, en rêvant d’ailleurs. Mais c’est sur internet que j’ai découvert les vidéos de David Wojnarowicz. La première c’était Fire in my Belly. C’était un fan edit, car dans le montage original que j’ai vu plus tard, il n’y a pas la voix et la musique de Dimanda Galas qui donne à la vidéo cette allure de messe noire : When any man hath an issue out of his flesh. Because of that issue he is unclean. Every bed whereon he lieth is unclean. Je ne savais pas ce que je voyais, mais la violence, ce mélange entre mort, sexe et colère m’a marqué. On voit une personne se coudre la bouche. Du sang couler dans un bol. Un type se déshabiller dans une lumière stroboscopique avant de se branler, le tout en montage alterné avec des plans de carcasses dans un abattoir. Je me rappelle aussi l’ouverture d’une autre vidéo, Where evil dwells.
Sur une chanson hardcore, où le son d’une mitraillette se mélange à une voix grave qui répète Where evil dwells, apparaît l’image d’une maison de lotissement. Un bras entre dans le cadre avec une bombe de peinture et écrit sur une vitre, entre la caméra et la maison, Where evil dwells. Là où le diable habite c’est ici, dans cette maison banale. Dans ce lotissement. Dans ce rêve américain dont tout le monde rêve. Je n’étais pas certaine de tout comprendre, mais ces images résonnaient en moi d’une manière particulière. J’avais l’impression qu’elles cristallisaient ma colère que je croyais sans objet. Qu’elles mettaient en image l’envie de hurler d’une personne queer qu’on a trop longtemps fait taire. Je ne comprenais pas encore toute la portée politique de ces films, leur lien avec l’épidémie de sida, mais ces images pleines de colère m’ont touchées en plein cœur. C’était organique, j’avais la sensation que quelque chose me liait à ces images. C’était le début d’un sentiment d’appartenance communautaire.
La communauté, le pays d’Oz
Puis, dans les soirées underground et les bars queer, j’ai enfin trouvé ma communauté. C’est grâce aux copines TPG [« trans pédés gouines », ndlr] que j’ai découvert le cinéma qui allait me changer pour toujours. Un cinéma qui parlait de nous. Un cinéma qui proposait de nouvelles images et de nouvelles histoires. Sans essayer de ressembler à ceux pour qui freaks est une insulte. Le cinéma de John Waters, , Werner Schroeter, Jamie Babbit, Lizzie Borden, Frank Ripploh, Derek Jarman, Ulrike Ottinger, Kenneth Anger… J’ai découvert une autre manière de faire des films, d’être au monde. Comme Jack Smith qui filme ses ami.e.s. Fait des superproductions fauchées. Ces flaming creatures m’ont donné la force de filmer mes copines alors qu’on n’avait pas une thune. Juste une envie folle d’être ensemble. Finalement, faire communauté, et faire des films entre nous, c’est être au pays d’Oz sans avoir envie de retourner au Kansas.