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QUEER GAZE · « New Fag Cinema » par Camille Desombre

  • Camille Desombre
  • 2023-10-26

Cette semaine, carte blanche à Camille Desombre (Matthieu Foucher), cofondateur du génial collectif queer Friction Magazine. L’auteur et documentariste (« Nos Nuits saturnides », 2020) a publié cet été un texte dans le recueil « Pédés » (éd. Points). Son premier documentaire radiophonique, consacré à l’écrivain et journaliste punk Alain Pacadis, sera diffusé sur France Culture le 4 novembre.

Queer Gaze est la rubrique de notre journaliste Timé Zoppé sur le cinéma LGBTQ+.

Des chanteureuses punk folles furieuses, des adulescents drogués autodestructeurs et des pédés gauchistes à cagoules : si je dois fouiller avec honnêteté dans ma mémoire les images qui m’ont aidé à fabriquer mon identité pédée et queer, c’est du côté du cinéma anglo-saxon, et plus précisément nord-américain, que les souvenirs convergent. Un tropisme récurrent, semble-t-il, dans ces chroniques Queer Gaze, qui dit sans doute beaucoup des manques et insatisfactions de notre génération quant aux représentations qui nous étaient offertes. Car si, dans ma vingtaine, j’ai réussi à trouver dans la littérature française des années 70 puis 90 des représentations pédées qui me parlaient, du côté du cinéma, il a fallu regarder outre-Atlantique pour dénicher des œuvres qui, dans une période profondément marquée par La Manif Pour Tous, suscitaient mon désir, me donnaient la force et l’envie d’être pleinement et fièrement pédé.

Il faut dire que le rouleau compresseur du cinéma français faisant son travail, les productions gays de mon pays auxquelles j’avais accès ne m’attiraient pas plus que ça. Enfoncé dans un romantisme bourgeois dépolitisé, une déprime résignée et sage ou une mièvrerie esthétisante, le cinéma gay français (et dans une certaine mesure francophone) ne semblait à l’époque pas avoir réussi à fabriquer les représentations excitantes, punk et transgressives dont le jeune gay réchappé du catholicisme homophobe et réactionnaire que j’étais avait besoin pour s’émanciper. Depuis, des réalisateurs tels qu’Alexis Langlois ou Yann Gonzalez ont fait bouger les lignes mais à l’époque, c’est du côté du côté du New Queer Cinema – dans mon cas davantage un New Fag Cinema, oserais-je dire rétrospectivement – que j’ai trouvé mon bonheur.

Hedwig and the Angry Inch, John Cameron Mitchell (2001)

Difficile de me rappeler précisément comment j’ai fait la découverte de John Cameron Mitchell. Si j’en crois mes souvenirs, c’est la réalisatrice américaine Paula Carmicino, devenue une amie en 2013, qui m’avait montré Tarnation [sorti en 2004, ndlr], documentaire autobiographique angoissé de Jonathan Caouette, où l’enfance gay chaotique du réalisateur s’entremêle à la vie de tortures psychiatriques subie par sa mère. Le choc produit par Tarnation, produit par Mitchell et Gus Van Sant, m’avait donc de fil en aiguille amené vers les films de ce premier : d’abord Shortbus, une fiction joyeusement sex-positive sur un club libertin new yorkais fantasmagorique dont un personnage semble d’ailleurs inspiré en partie par Caouette. Puis Hedwig and the Angry Inch [2001, ndlr].

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Je me souviens avoir été subjugué. Dans cette comédie musicale punk délirante entrecoupée d’une fable en animation revisitant le mythe de Janus, l’anti-héroïne genderqueer Hedwig raconte à travers ses chansons sa vie parsemée d’embûches : inceste, fuite d’Allemagne de l’Est, recherche d’identité, transcendance rock puis spoliation d’un de ses morceaux devenu succès planétaire par un plagiaire opportuniste et édulcoré. Au-delà de l’incroyable performance de Mitchell qui y tient le rôle principal et de la drôlerie infinie des textes, la furie camp d’Hedwig, ses outrances et ses désirs de vengeance ont quelque chose de jubilatoire. La forme du conte mythologique, célébrant la réconciliation du masculin et du féminin et donnant au film sa force poétique, avait laissé sur moi une impression si forte qu’elle a même donné un temps naissance à un projet de tatouage reprenant celui de la chanteuse punk – projet à ce jour jamais réalisé, mais que le revisionnage du film à l’occasion de cette chronique a réactualisé.

Hedwig a-t-elle bien vieilli ? Aujourd’hui, ce film pourrait paraître à rebours, éloigné des enjeux politiques du moment. Si son parcours semble parfois se situer au croisement de plusieurs trajectoires LGBTI, son personnage échappe à toute catégorisation stricte tant la queerness d'Hedwig est en réalité indéfinissable, son récit, tenant plus du mythe qu’autre chose, devant selon moi ne pas être pris trop au sérieux sans doute. En dépit ou plutôt en raison de ce décalage, j’ai justement envie de croire que cette fable queer contre-identitaire, sa liberté de ton et son caractère tragicomique ont encore des choses à dire. Que son anti-héroïne, ses provocations, son aigreur, sa colère et son humour, encore des punchlines à transmettre. Et si j’ai de la tendresse pour John Cameron Mitchell, post-catholique lui aussi, c’est sans doute parce que c’est lui qui m’a mis sur la voie du mouvement américain des Radical Faeries, dont l’esprit, l’humour et la recherche de spiritualité nourrissent son travail comme mon rapport au monde depuis.

Mysterious Skin, Gregg Araki (2004)

Lorsqu’on est un jeune pédé-queer en quête de représentations autres, on tombe forcément, un jour ou l’autre, sur la filmographie de Gregg Araki. Les angoisses adolescentes et poursuites extra-terrestres de sa Teen Apocalypse Trilogy et l’errance défoncée de Totally Fucked Up [1993, ndlr] m’ont offert des images que je n’avais alors jamais vues. Mais s’il y a un film d’Araki qui a été déterminant dans ma vie, c’est sans doute Mysterious Skin.

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Dans ce film de 2004, Neil et Brian, deux enfants de huit ans grandissant dans le Kansas des années 80, partagent le même coach de baseball. Très vite, l’univers pop et coloré d’Araki, évoquant pour moi une certaine innocence propre aux 90’, contraste avec le dur sujet du film, posé dès les premières minutes : le crush enfantin et trouble de Neil pour son coach et l’apparente complicité intergénérationnelle entre les deux individus laissent place à un dessein brutal, la fausse camaraderie du coach se révélant après coup n’être qu’une stratégie de prédation pédocriminelle bien rodée. Rapidement, les plans très serrés sur le visage de ce dernier deviennent insoutenables. Et la superbe scène d’ouverture montrant Neil au milieu d’une pluie de Fruit Loops, prenant alors un sens sinistre, hante ma mémoire à jamais.

S’il m’a laissé un souvenir si fort, c’est que Mysterious Skin a été l’une des premières évocations des violences sexuelles sur mineurs vécues par les enfants gays qu’il m’ait été donné de voir. D’une certaine façon, ce film disait quelque chose de moi ou en tout cas s’adressait en partie à moi. Il m’a mis la puce à l’oreille, m’a conforté dans mes intuitions et m’a si profondément marqué que je l’évoque d’ailleurs dans l’enquête que j’ai consacrée à ce sujet des années plus tard, qui a alors brisé un long tabou au sein de la communauté gay.

Mais le film ne s’arrête pas là, et donne une représentation assez fine de ce que peuvent produire de tels abus sur ceux qui en sont l’objet, du cycle de violences qui s'ensuit. Élevé dans un environnement dysfonctionnel, Neil devient un enfant sadique et lui-même agresseur puis, sous le visage d’un jeune Joseph Gordon-Levitt, un adolescent tourmenté et autodestructeur pratiquant le travail du sexe avec des hommes bien plus âgés, comme si condamné à reproduire pour mieux les normaliser le schéma et le script qui lui ont été appris par la contrainte. « Where normal people have a heart, Neil McCormick has a bottomless black hole » dit sa meilleure amie Wendy, jouée par la toute aussi jeune Michelle Trachtenberg.

Frappé d’amnésie traumatique, Brian, dépeint comme un ado nerdy et asexuel joué par Brady Corbet, grandit de son côté piégé dans l’étrange fantasme d’avoir été enlevé par des aliens. La possibilité de l’abduction semblant alors plus crédible qu’une réalité qu’aucun mot d’enfant ne semble pouvoir qualifier, qu’aucun espace n’existe pour dire. Face à la mémoire brumeuse et aux silences aveugles des adultes, Brian choisit la fuite extra-terrestre et, dans une forme de réalisme magique, ses visions confèrent au film une véritable puissance poétique.

Derrière l’esthétique pop et enfantine de son début, Mysterious Skin vire petit à petit au cauchemar. En le revoyant tant d’années après, j’ai réalisé à quel point c'était un film sombre, dur, dangereux, trouble, inconfortable, désespéré et triste, sans justice et sans résolution. Ou plutôt, la seule résolution du film semble être l’abysse sans fond de la violence et de l’horreur, dans une dernière séquence où Araki, jouant sur ce cliché cinématographique des années 90 qu’est la scène de veillée de Noël, orchestre une conclusion crevant encore davantage le cœur du spectateur. Mais n’est-ce pas la cruauté de cette fin qui, quelque part, rend ce film si juste ? Après tout, les vies pédées sont loin d’être toujours pavées de justice. À la fin ne nous restent que le courage sourd de Brian et Neil, leur camaraderie tendre étonnante, le lien indélébile qui existe entre eux, la possibilité infime d’une guérison mêlée à leur désespoir. « I thought of all the grief and sadness and fucked up suffering in the world, and it made me want to escape. I wished with all my heart that we could just leave this world behind. Rise like two angels in the night and magically... disappear », voici les derniers mots de Neil.

Pourtant, malgré sa sombreur, Mysterious Skin donne de la force, confère de la puissance. Le personnage de Neil, en dépit des violences auxquelles il est exposé, de la brutalité qu’il exerce contre lui-même et contre les autres, n’est jamais misérabiliste. Ses désirs, aussi bien enfant qu’ado, et ses stratégies de survie ne semblent jamais jugés, et il n’est jamais rendu coupable de ce qui lui arrive. Adolescent borderline et tempétueux, il est un jeune pédé déterminé, qui paraît n’avoir peur de rien, certainement pas du sexe, se met de lui-même en danger justement pour retrouver une forme d’agentivité ambivalente et de puissance obscure dans son autodestruction. In fine, il y a quelque chose de déroutant mais aussi d’attachant et de fort dans le portrait cru de ce jeune homme qui, coûte que coûte, les dents serrées, fait tout ce qu’il croit possible pour rester maître de son destin… mais doit apprendre, s’il veut un jour avancer, à affronter son propre passé.

The Raspberry Reich, Bruce LaBruce (2004)

Le dernier film que je retiens de mes explorations de cette époque, bien que son réalisateur se revendique davantage du Queercore que du New Queer Cinema, c’est The Raspberry Reich de Bruce LaBruce. D’abord, sans doute, du fait du contexte très particulier de son visionnage : c’est en 2015, durant l’occupation étudiante du siège de l’Université d’Amsterdam contre des restrictions budgétaires impactant les Humanités qui m’avait beaucoup absorbé cette année-là, que j’ai découvert Bruce LaBruce. Et c’est donc précisément lors du squat de la Maagdenhuis durant deux mois consécutifs, pendant ce mini revival de Mai 68 où Jacques Rancière et David Graeber étaient venus offrir conférence, une entrée en militance particulièrement joyeuse, que j’ai rencontré The Raspberry Reich.

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Le film y avait été projeté lors d’une séance animée par Jeffrey Babcock, figure de l’underground d’Amsterdam connu pour son cinéma itinérant dans les derniers espaces alternatifs de cette ville désormais terriblement gentrifiée. A l’invitation des étudiant·e·s en révolte, Jeffrey avait répondu présent et convié les milliers de personnes qui suivaient sa newsletter à visiter l’université occupée. Dans une salle de réunion reconvertie en cinéma DIY, je me souviens avec précision de ma gêne d’encore-jeune-pédé à regarder les scènes de sexe gay ultra explicites du film de Bruce LaBruce, non loin d’un de mes professeurs hétéros – dépasse-t-on un jour dans une vie la honte indécrottable d’être pédé sous le regard de tou·te·s celleux qui ne le sont pas ?

Dans l’université désormais autogérée de la « New University », où les AG devenues arènes d’éloquence résonnaient des diatribes révolutionnaires des mecs hétéros qui y monopolisaient la parole, montrer ce film ne semblait pas anodin : l’ironie camp, l’humour gay impertinent de Bruce LaBruce semblaient comme un avertissement humoristique à ceux qui auraient été tentés de trop fétichiser la radicalité discursive, une invitation à prendre du recul et faire preuve d’autodérision – l’arme ultime des gays, s’ils en ont une. Un rappel qui, hier comme aujourd’hui, ne fait en effet jamais de mal.

Dans le film de Bruce LaBruce, Gudrun, une passionaria hétéro inspirée explicitement par Gudrun Ensslin, la figure du groupe terroriste allemand d’extrême gauche des années 70 Fraction Armée Rouge (connue également sous le nom de la RAF ou, misogynie française oblige, de la « Bande à Baader »), voit en l’homosexualité masculine une voie possible vers la révolution – à la façon d’une Françoise d’Eaubonne en un autre temps, pourrait-on dire. Non sans peine, elle tente de galvaniser ses camarades-disciples masculins particulièrement empotés pour en faire l’avant-garde d’une « Homosexual Intifada » à venir, les assommant de slogans devenus des punchlines cultes tels que « Heterosexuality is the opium of the masses », « Homosexuality is the highest form of class struggle » ou le plus connu « The revolution is my boyfriend » – qui devint pendant plusieurs années ma bannière de profil Facebook. Leur mission ? Kidnapper le fils d’un milliardaire pour le contraindre à rendre l’argent, et combattre l’hétérosexualité fasciste en eux. D’abord réticents, les guérilleros finissent par prendre goût au sexe pédé – un peu trop d’ailleurs selon Gudrun elle-même – et basculent les uns après les autres, devenant pour certains de véritables combattants gauchistes, tous des pédés convertis. À ce titre, le film donne d’ailleurs à voir de longues scènes porno qui n’ont rien d’anecdotiques mais ont une place centrale dans le film, apologie unapologetic et joyeuse de la sexualité gay.

Explorant avec dérision le potentiel révolutionnaire de l’identité gay, le film est surtout une satire archi-provocatrice, interrogeant la fétichisation excessive de la violence chez certains groupes d’extrême-gauche de son époque que le réalisateur qualifie de « terrorist chic ». Un exercice osé voire périlleux, qui prend au final la forme d’une farce-manifeste camp et déjanté, excessive, délicieusement grossière et au final désopilante. Un télescopage bordélique et euphorique entre John Waters et Rosa von Praunheim.

De façon volontaire ou non, The Raspberry Reich contribue à lier les politiques gays à un imaginaire de gauche radicale : pour ma part, j’ai vu The Raspberry Reich avant de connaître l’existence de la Fraction Armée Rouge, et c’est lui qui en premier lieu m’a confronté à cette histoire, puis m’a donné envie de voir puis programmer quelques années plus tard le film bien plus sérieux d’un autre réalisateur gay, Jean-Gabriel Périot, qui retrace à sa façon dans Une jeunesse allemande la fabrication de la RAF.

En tournant en dérision les postures parfois excessives de certains mouvements queers radicaux, Bruce LaBruce produit l’un des rares espaces de représentation pour les pédales gauchistes, et fabrique in fine un imaginaire gay révolutionnaire à la fois efficace et camp. Dans une réappropriation à nouveau semi-ironique de Bruce LaBruce, il n’est d’ailleurs pas rare de voir de nos jours les slogans du film apparaître sur des t-shirts de pédales radicales voulant se signaler et se reconnaître dans l’espace public. De mon côté, c’est la même Paula Carmicino évoquée dans le premier texte sur Mitchell qui m’a offert des années plus tard un débardeur floqué par elle-même « The revolution is my boyfriend ». Un slogan-blague encore arboré, bientôt dix ans après, avec un mélange de fierté pédée et de malice gay. Et un film dont les invitations à la radicalité comme à l’autodérision critique me semblent toujours aussi pertinentes.

Hedwig and the Angry Inch, le spectacle mis en scène par Dominique Guillon et adapté du film de John Cameron Mitchell, joue actuellement au Café de la danse, à Paris, jusqu’au 10 juin

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