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Problemos, I Am Not Your Negro… Les films préférés de la rédac cette semaine
- Trois Couleurs
- 2017-05-10
SAYŌNARA
Humains et androïde se partagent l’affiche de cette fable d’anticipation obsédante et déchirante, signée par l’un des grands espoirs du cinéma japonais. Kōji Fukada (Harmonium) décrit un Japon post-apocalyptique dans lequel les derniers survivants d’une catastrophe nucléaire attendent que leur pays d’accueil soit tiré au sort. On suit l’une d’elle, Tania, qui n’est pas prioritaire : expatriée venue d’Afrique du Sud et atteinte d’une maladie incurable, elle regarde le territoire se vider de ses âmes. Mais les androïdes – comme son aide personnelle, Leona – en ont-ils une, justement ? Dotée d’une intelligence artificielle inouïe, la gynoïde (robot d’apparence féminine) sonde les affres de ce nouveau déracinement éprouvé par sa maîtresse. Fukada filme avec la même sensibilité les trajectoires intimes de ses héroïnes – découverte de l’empathie pour l’une, engouffrement dans la solitude pour l’autre. Durant plusieurs scènes, il reconduit à l’identique le filmage en anamorphose des films d’Alexandre Sokourov, comme pour traduire l’impression que le temps et les souvenirs de l’héroïne s’étirent, se distordent, s’effacent peu à peu – on pense en particulier à Mère et fils (1997), dans lequel un jeune homme soutenait sa génitrice jusqu’à son dernier souffle, tel un miroir de la relation Leona-Tania. On saura interpréter ce clin d’œil à un chef-d’œuvre du cinéma russe contemporain comme l’assurance du caractère universel de la bienveillance, qu’elle soit humaine ou artificielle. Hendy Bicaise
I AM NOT YOUR NEGRO
Avec pour seule voix off la prose de l’écrivain James Baldwin, et grâce à un impressionnant travail de montage et d’archives, ce documentaire de Raoul Peck ouvre une brillante réflexion sur l’histoire et les rouages du racisme aux États-Unis. À l’origine du film, diffusé sur Arte fin avril en avant-première de sa sortie au cinéma le 10 mai, une trentaine de pages de notes, écrites par l’auteur afro-américain James Baldwin en 1979 pour raconter son histoire de l’Amérique à travers le parcours de trois de ses amis, trois militants des droits civiques assassinés dans les années 1960 : Medgar Evers, Martin Luther King et Malcom X. Il faut d’abord s’arrêter sur ce texte sublime, lu en voix off par Samuel L.Jackson (JoeyStarr pour la VF), et qui, ponctué de souvenirs personnels, dessine le portrait de son auteur – le départ pour Paris à la fin des années 1940 pour fuir le racisme et écrire, le retour au pays en 1957 et l’engagement militant. La pensée philosophique qui s’y déploie, complétée par des extraits de conférences et d’interviews télévisées et illustrée de quantité d’archives, retrace l’histoire des Noirs en Amérique, pointe les ravages causés par la peur permanente de la mort et questionne la façon dont le pays a fabriqué, notamment par le biais du cinéma (les performances grimaçantes de Lincoln Perry dans les années 1930 sont terrifiantes), la figure d’un «Nègre» à détester, privant dans le même temps les Noirs de représentations qui leur ressemblent. Pour finalement sonder avec une implacable lucidité une psyché américaine tellement obsédée par l’innocence et l’insouciance qu’elle se condamne à sa perte. Car quel avenir et quelle paix peut espérer une civilisation qui choisit de haïr une partie de ses enfants et refuse d’endosser ses responsabilités? C’est la question centrale du film qui, bien sûr, résonne toujours aujourd’hui – résonance que le documentaire amplifie grâce à des images très contemporaines, par exemple des émeutes de Ferguson en réaction à l’assassinat du jeune Michael Brown en 2014. En mêlant dans un montage organique et poétique les époques, les formats, le cinéma hollywoodien et la télé populaire, le blues de Lightnin’ Hopkins et le rap de Kendrick Lamar, Raoul Peck offre à la pensée de l’auteur un écrin précieux, en même temps qu’une visibilité nouvelle et indispensable. Juliette Reitzer
OUTSIDER
Vous ne connaissez sans doute pas Chuck Wepner. C’est pourtant le boxeur qui a inspiré à Sylvester Stallone son célèbre Rocky. Avant d’être digéré par Hollywood, le Bayonne Bleeder n’avait vécu qu’un seul moment de gloire: sa défaite contre Mohammed Ali le 24 mars 1975. Il tint alors quinze longs rounds, en s’offrant même le luxe d’envoyer le champion du monde au tapis. C’est donc l’histoire d’un type dont le génie principal est de savoir encaisser – aussi bien les uppercuts que les punchlines (méritées) de ses conquêtes féminines. S’il tente pathétiquement de faire coïncider son image avec celle de son double de fiction stallonien, Wepner reste plus proche de son propre héros d’enfance, Anthony Quinn – en boxeur has been dans Requiem pour un champion. Sans révolutionner les codes de la reconstitution seventies (B. O. funky, teintes sépia et écrans splittés), le film sait jouer de ses qualités: un solide casting, un rythme enlevé et des dialogues piquants signés Jerry Stahl (auteur de Mémoires des ténèbres et scénariste de Bad Boys II et Twin Peaks). D’où un portrait modeste et attachant, fidèle à l’esprit de son antihéros. Éric Vernay
PROBLEMOS
Éric Judor signe une comédie acide sur la rencontre explosive de deux mondes : les bobos parisiens et les néohippies zadistes. Jeanne, Victor (incarné par Judor) et leur fille, Parisiens hyper connectés, passent quelques jours dans une communauté écolo qui a investi une prairie pour empêcher la construction d’un parc aquatique. Victor, avec l’assurance de celui qui se croit tolérant, laisse filtrer son scepticisme face au règlement (smartphones confisqués) et aux activités (il doit assister à un «cercle des femmes» sur les menstruations) de ses hôtes à tongs et à dreads, qui eux sont tellement dans leur trip qu’ils n’ont pas conscience d’être insupportables. Les cartes sont rebattues quand ils apprennent qu’une pandémie a décimé le monde et qu’ils sont les seuls survivants… S’il n’exploite pas jusqu’au bout ce retournement génialement absurde, Problemos, coécrit par Blanche Gardin (tordante dans le rôle d’une hippie grande gueule) et Noé Debré, et pimenté des vannes de Judor, parvient à ressusciter l’esprit mythique des comédies satiriques et parfois trash de la troupe du Splendid, première époque. Timé Zoppé
UNE FAMILLE HEUREUSE
Les réalisateurs d’Eka et Natia. Chronique d’une jeunesse géorgienne se font une nouvelle fois les témoins de la domination masculine dans la Géorgie postcommuniste, avec un portrait de femme doux-amer et bienveillant. Lorsque Manana, professeure de 52 ans, décide de quitter l’appartement familial où cohabitent trois générations – ses parents, son mari et ses enfants –, personne ne comprend son choix. « Mais que vont dire les voisins ? » éructe la grand-mère. Construit en plans-séquences élaborés, le film avance en apnée. Nana Ekvtimishvili et Simon Groß font ainsi ressentir l’asphyxie générée par la promiscuité, l’intolérance hypocrite et la curiosité déplacée des autres, à travers une habile gestion de l’espace confiné. Une famille heureuse, vraiment? Derrière ce titre teinté d’ironie transparaît un plaidoyer pour l’émancipation de son héroïne au sein d’une société étriquée, patriarcale jusqu’à l’absurde. La mise en scène antispectaculaire fait la force discrète et sereine de ce drame familial qui bascule régulièrement vers la comédie satirique, jusqu’à un très beau final mélancolique, comme en suspens. Éric Vernay
UN AVANT-POSTE DU PROGRÈS
À la fin du XIXe siècle, deux colons portugais débarquent au cœur d’une forêt luxuriante de la région du fleuve Congo, en Afrique centrale, pour y établir un commerce d’ivoire. Le film annonce très vite les couleurs du mauvais trip à venir : les costumes trop blancs dans la boue, les visages rougis par la chaleur écrasante, l’incongruité des corps gras et suants au milieu de la verdure, c’est, dès leurs premiers pas hors du bateau qui vient de les abandonner sur un ponton, un univers hostile et mystique qui engloutit les deux hommes. Inspiré de la nouvelle du même nom de Joseph Conrad publiée en 1897, le film installe progressivement au cœur de la jungle son petit théâtre de l’absurde, chaque scène illustrant la profonde incommunicabilité entre colons et populations locales (sans prendre parti : chacun semble aveuglément aliéné au rôle qu’il est contraint de jouer). À mesure que la folie approche, aidée par l’alcool, la chaleur et les fièvres délirantes, s’installe une transe généralisée mais profondément morne et désenchantée, hantée par les ombres et la fureur de quatre cents ans de colonisation. Juliette Reitzer