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PORTRAIT · Martin Jauvat : « J’ai envie de filmer la banlieue et en même temps d’avoir un retour à l’enfance »
- Joséphine Leroy
- 2023-03-03
Avec le road movie francilien « Grand Paris », sélectionné à l’ACID l’an dernier, l’acteur et cinéaste de 26 ans signe un premier long tendre et frais, qui prend le contre-pied des films de banlieue agressifs ou misérabilistes, et dézingue les clichés avec un air de ne pas y toucher. Portrait.
Avec sa polaire rose et son grand sourire, il arrive en retard, se confond en excuses (« J’suis désolé, ça ne m’arrive jamais. T’es presque une heureuse élue »). Il vient de chez ses parents, à Chelles, dans le 77, où il a grandi – on est dans le XIIe arrondissement parisien, pas la porte à côté. Une ville de banlieue pavillonnaire, « sorte d’entre-deux bizarre », pas du tout cossue mais « sans barres d’immeubles » : « C’est pas la vraie banlieue, dans le sens où il n’y a pas la violence qu’on voit à la télé ; et puis ce n’est pas non plus vraiment le 77 de Melun ou de Fontainebleau, la vraie campagne. »
C’est cet entre-deux, rarement exploré par le cinéma, que le réalisateur, né en 1995, sillonne en long en large et en travers dans Grand Paris. Un buddy movie drôle, mais aussi profond, qui raconte, sous son apparence foutraque, les galères de deux potes et leur découverte d’un trésor – un mystérieux artefact. Il y incarne Renard, jeune homme peroxydé à l’imagination débordante et à la gouaille inextinguible. Avant de le rencontrer, on se figurait un personnage tout aussi extravagant – on n’avait qu’à moitié raison, car lui-même se voit comme un mix entre son personnage fanfaronnant et le sage et discret Leslie (son grand ami dans le film, interprété avec finesse par Mahamadou Sangaré).
Cannes 2022 · « Grand Paris » de Martin Jauvat : road-movie banlieusard
Lire la critiqueÂGE (PAS) TENDRE
Quand même bien plus raccroché au réel que Renard (mais tout aussi marrant), Martin Jauvat a beaucoup testé, essayé, bifurqué. Elève dans un lycée de ZEP, en section ES, il sentait déjà que cette voie n’était pas la bonne. Depuis qu’il est tout petit, son dada, c’est l’écriture (« Je m’isolais en écrivant des nouvelles ») – une passion secrète qu’il a gardée pour lui, parce qu’il ne voulait pas que ses potes du foot ou de l’école se foutent de lui. Après le lycée, il s’est mis en tête de faire une prépa littéraire à Paris, sans bouger de la maison familiale – les galères de transport de ses héros, il connaît. Au moins autant que leur solitude, qui transparaît subtilement, sans grands sanglots mais avec douceur, dans Grand Paris.
Grand Paris (c) Ecce Films
« En prépa, j’étais le seul mec de banlieue de ma classe. J’avais l’impression de ne rien avoir à foutre là, j’étais hyper complexé. Je ne connaissais pas les bars, ni la Cinémathèque. J’avais zéro thune. J’étais un cassos, vraiment. » Sa découverte d’un milieu parisien plus privilégié provoque chez lui de la honte, un complexe lié à ses origines : « J’en voulais à mes parents d’avoir voulu s’installer à Chelles, à ma ville d’être nulle et de pas m’avoir éveillé à plein de trucs qui avaient l’air super intéressants. Et puis, je sais pas comment, à un moment je me suis forgé une espèce de carapace, qui m’a donné une force pour dépasser ce truc. J’ai développé une espèce d’obsession pour ma ville. Petit à petit, j’ai commencé à m’intéresser aux cinémas de Chelles, et je me suis pris d’un vrai amour. »
BANLIEUE ROSE
Ce déclic amoureux se produit après une période de poisse intense, comme un gros nuage gris prêt à déverser des gouttes sur sa tête : après la prépa, il a tenté des concours d’école de ciné, dont la Fémis – il voulait intégrer la section scénario mais s’est fait refouler. Cerise sur le gâteau : il s’est au même moment fait larguer par sa copine de l’époque. Tout en fumant « beaucoup de splifs », il décide alors d’écrire, de tourner et d’autoproduire un premier court, Les Vacances à Chelles (2019) : « Je me souviens que j’avais vu sur une affiche qu’un film de la Fémis allait se tourner à Chelles, et ça m’avait rendu ouf. Je me suis dit : ‘Les mecs ils débarquent, ils calquent leur vision parisienne du monde… Je me sentais dépossédé de ma ville. »
Grand Paris (c) Ecce Films
Ses premiers courts, sans être ni enragés ni revanchards, sont au fond des manifestes pour une représentation de la banlieue plus juste, lumineuse, enjouée. Ils sont aussi le fruit de belles rencontres (avec les acteurs Sébastien Chassagne et William Lebghil, le chef op Vincent Peugnet, le monteur Jules Coudignac ou encore la cinéaste Garance Kim – liste non exhaustive). Puis c’est sa collaboration avec la boîte de production Ecce Films qui lui donne un nouvel élan – et le rassure aussi sûrement. Dans le paysage foisonnant du court, il se démarque : esthétique pop, fantastique, dialogues percutants, mais aussi désir de coller au plus près de ce qui anime la jeunesse…
PORTRAIT : William Lebghil, bien décalé
Lire l'articleLes Vacances à Chelles (c) Ecce Films
Après Les Vacances à Chelles, de son propre aveu raté, il trouve son style avec Mozeb (2020) puis Le Sang de la veine (2021). « Mes inspirations, c’est toujours des trucs très colorés, très graphiques, qui sont tirées de la BD ou des dessins animés pour enfants. J’ai envie de filmer la banlieue et en même temps d’avoir un retour à l’enfance. Quelque chose de très léger », résume le cinéaste, qui a su préserver une évidente lueur enfantine dans ses yeux. « Pour Grand Paris, j’ai beaucoup parlé de Spring Breakers [film fou de Harmony Korine – sorti en 2012 –, sur quatre filles délurées prêtes à tout pour financer leur spring-break, ndlr] à mon chef opérateur. Et il m’a appris que, pour avoir la même homogénéité visuelle, il fallait faire un tri et ne garder que quelques couleurs dans chaque plan. Donc nous sur Grand Paris, on s’est dit que dans chaque plan, fallait du bleu, du rose, du rouge et du jaune. On a viré pas mal d’autres tons pour respecter le code-couleur. S’il nous manquait du rose, on laissait traîner des fraises Tagada dans le décor ; du jaune, on prenait des marqueurs et on écrivait dans le RER – dans un plan si tu regardes bien, j’ai écrit ‘‘Vive le roi’’ derrière moi. » 18 jours de tournage, 52 décors… L’urgence vécue pendant la mise en route du film, qui s’est faite en équipe réduite, se ressent de manière palpable à travers l’écran – c’est ce qui fait qu’il dégage une si grande fraîcheur. L’atout indéniable du film, c’est aussi le duo comique et tendre qu’il forme avec Mahamadou Sangaré.
Le Sang de la veine (c) Ecce Films
HOMMES DES ANNÉES 2020
Là aussi, en toute subtilité, Martin Jauvat en profite pour revisiter à sa sauce l’efficace mais souvent peu féministe duo masculin, bien présent dans l’histoire du cinéma burlesque ou le buddy movie à l’américaine. Habillés en survêts rose pétant et bleu, nos deux héros complémentaires se laissent progressivement aller à la démonstration amicale, sentimentale – autre trajet plus métaphorique du film. Et s’autorisent des sorties de route dans leur périple en périmètre réduit, lors desquelles ils rencontrent de sacrés loustics – un grand dadais au look hawaïen qui, malgré son air teubé, se révèle être diplômé de Sciences-Po ; un livreur du fast-food « Chicken 3000 » (génial William Lebghil), amateur de joints qui se balade fièrement à bord de sa caisse tunée ; un conducteur RATP weirdo et complotiste (tout aussi génial Sébastien Chassagne). A travers eux, c’est toute l’image du banlieusard pas bien éduqué, sauvage ou viril fantasmé par certains films, médias ou politiques qui vole en éclats.
Quand on lui demande quel rapport il entretient avec sa masculinité, Martin Jauvat nous raconte cette anecdote parlante : « Quand je faisais du ping-pong en club au collège, j’ai remarqué que ça créait de l’homophobie. Comme quand je porte du rose. Je me souviens d’un de mes traumatismes quand j’étais enfant. Mes parents m’avaient acheté une paire de baskets bordeaux que je kiffais. Le jour où je suis arrivé dans la cour de récré avec, quelqu’un m’a dit : ‘‘Mais c’est pour les meufs.’’ J’étais détruit. Maintenant, je m’en bats la race total – je revendique même. » Et demain ? Martin Jauvat mijote un deuxième long métrage, Baise en ville – une rom com sur un banlieusard (évidemment) qui, pour aller bosser à Paris, se fait loger chez des filles rencontrées sur des applis. On a hâte, mais on sera comme sur un quai de RER : très patients.
Grand Paris de Martin Jauvat, JHR Films, 1h12, sortie le 29 mars
Portrait : Julien Liénard pour TROIS COULEURS