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Franz Rogoswki : « Pour moi, le langage du corps a quelque chose de guérisseur, de vrai »
- Quentin Grosset
- 2023-04-21
[PORTRAIT] L’acteur allemand brille dans le sublime « Passages » d’Ira Sachs (en salles en ce moment) dans le rôle d’un cinéaste naviguant entre un homme et une femme. Son air éthéré et sa silhouette gracile lui donnent la versatilité pour saisir tous les glissements de ses personnages.
Dans la première séquence de Passages, le beau film d’Ira Sachs sur lequel nous reviendrons largement, Franz Rogowski, 37 ans, incarne un réalisateur qui n’arrive pas à obtenir ce qu’il veut d’un acteur. Ce dernier doit juste descendre des escaliers, ça n’a pas l’air bien compliqué. Le réalisateur s’énerve : ce qu’il cherche, c’est la transition, la bascule, quelque chose d’indéfinissable, de tremblant. D’un coup, ça paraît plus difficile. La scène met le doigt sur ce qui fait la beauté du jeu de Franz Rogowski, d’une sensualité troublante avec son visage rêveur, sa lèvre fendue par une cicatrice et sa diction fuyante.
Une sorte de sixième sens pour capter et exprimer des sentiments fugaces, l’air de rien, parfois juste en se déplaçant. Pas étonnant alors que les cinéastes lui donnent souvent à jouer des personnages pris dans des moments charnières, des instants d’incertitude autour desquels il serpente. Dans le fascinant Disco Boy de Giacomo Abbruzzese, en salles le 3 mai, ça prend même des proportions mystiques.
Il y joue un Biélorusse exilé en France, en deuil et sans repères. Son personnage s’engage dans la Légion étrangère – au bout de cinq ans, cela lui donnera automatiquement le droit d’obtenir un passeport français. En attendant, il est ce mercenaire à l’identité errante qui se prépare docilement au combat. On a d’abord l’impression qu’il a remisé sa conscience, il n’est plus que muscles et entraînement – mais Abbruzzese filme son visage marmoréen tel qu’on ne sait pas si Rogowski ne laisse rien passer ou, au contraire, tout passer.
Cette retenue, cette rigidité dans la posture se dissipera au cours du film dans des scènes de boîte de nuit. Rogowski, possédé par l’esprit d’un ennemi que son personnage de soldat a tué au Nigeria, y danse de sa silhouette fuselée avec une légèreté, un lâcher-prise, un vertige qui nous font entrer dans une autre dimension, aussi étrange qu’introspective. Il s’évanouit alors dans les mouvements, les lumières et les sons.
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Et cette force d’abstraction portée par l’acteur, Giacomo Abbruzzese comme Ira Sachs nous en ont tous les deux parlé. « Avec lui, je peux travailler comme un sculpteur », dit le premier ; quand le second le voit, le filme « comme une figure se mouvant dans l’espace ». Franz Rogowski serait donc cet acteur-glaise auquel on pourrait donner toutes les formes, et qui même permettrait de toucher à l’informe. « C’est quelqu’un d’extrêmement précis, il a la capacité de se faire instrument », ajoute Giacomo Abbruzzese, « mais il est aussi capable d’inventer des gestes. Je pense à cette scène dans la boîte de nuit où il trinque à son ami mort. Il a eu cette idée de boire son verre de bordeaux en une seule gorgée. Ça raconte mille choses, et c’est juste un geste. » Ira Sachs précise : « Il a une liberté, une volonté de prendre des risques sur le plan émotionnel. Je pense qu’il est aussi très à l’aise avec son corps, le sexe, la sexualité. »
À en croire Rogowski lui-même, cette aisance que lui prête Sachs ne va pourtant pas de soi. « Je ne suis pas du tout le genre de mec à faire des pompes », assure-t-il lorsqu’on lui parle au téléphone de la musculature charpentée qu’il a dû se bâtir pour interpréter un soldat dans Disco Boy. Sur sa prétendue confiance en lui, il en remet une couche, désarçonnant : « Quand je vais en boîte, je dois carrément prendre des tranquillisants pour chevaux. J’ai honte quand je danse en club. Pourtant, en tant qu’artiste, j’ai déjà dansé sur scène devant plus de mille personnes et je me sentais moins exposé. » Le mystère de la danse.
Passages d'Ira Sachs
Cette idée toute à la fois de maîtrise et d’abandon, de contrainte et de flottement. Lui qui est né à Fribourg-en-Brisgau et a grandi dans la petite ville universitaire de Tübingen, dans le Bade-Wurtemberg, Land du sud de l’Allemagne, a commencé par là. « J’ai étudié la danse contemporaine à Salzbourg, en Autriche, et à Berlin. Puis j’ai travaillé en tant que performeur, danseur et chorégraphe pendant sept ans. C’était le début de ma vie berlinoise. J’ai rencontré la plupart de mes amis au cours de ces premières années sur scène – aussi un peu en club. Après ces années de formation, j’ai ressenti le besoin de quelque chose de nouveau dans ma vie. Certains de mes amis qui étudiaient le cinéma m’ont donné des petits rôles dans des courts métrages. C’est comme ça que je suis devenu acteur. »
Disco Boy de Giacomo Abbruzzese
Fils d’un pédiatre et d’une sage-femme, Franz croit beaucoup aux pouvoirs thérapeutiques de son art. « Je trouve qu’on est submergés de psychologie. Pour moi, le langage du corps a quelque chose de guérisseur, de vrai. » Ce refus de la psychologisation à outrance pour ses personnages, Rogowski se l’applique aussi à lui-même. Lorsqu’on lui pose des questions sur sa famille ou sur son passé, il est assez peu bavard : « J’ai grandi dans un environnement très protégé. Mes parents nous préparaient de bons petits plats et nous lisaient des livres. J’ai eu de la chance. »
Au bla-bla donc, Rogowski privilégie la corporalité – ce qui donne lieu à des fulgurances. Par exemple dans Happy End (2017) de Michael Haneke, où il incarne le mouton noir d’une grande famille bourgeoise dont la fortune s’est faite sur le dos des travailleurs sans papiers à Calais : celui-ci vient tout juste de se faire casser la gueule qu’il va tout donner sur le dancefloor. Il faut voir cette scène dans laquelle il fait éclater toutes les fêlures et les frustrations de son personnage sur le morceau de Sia, « Chandelier ». Dans un déchaînement gracieux qui contraste avec la fixité gênée de la caméra, il apparaît comme une réminiscence contemporaine de Denis Lavant dans la scène de fin dansée de Beau travail (2000) de Claire Denis. Avec Lavant, il partage cette virtuosité dans le mouvement, le même attrait pour l’acrobatie et la pantomime.
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Cette manière d’appréhender ses rôles d’abord par la physicalité, Franz Rogowski l’explore depuis l’un de ses premiers rôles marquants au cinéma, dans Love Steaks (2014) de Jakob Lass. Celui d’un masseur réservé, dans un hôtel de luxe. On le voit prodiguer des soins apaisants, apprendre, répéter des gestes, qu’une riche cliente veut interpréter bien malgré lui comme une invitation au sexe, dans une sorte de zone grise. « J’ai toujours été intéressé par les espaces non définis. Par ces personnages de fiction qui n’ont pas besoin de justifier où ils vont, d’où ils viennent. On les voit juste respirer, plutôt que de les regarder aller d’un point A à un point B pour atteindre un point C. Je ne sais jamais vraiment qui sont mes personnages. Je ne peux pas savoir ce qu’ils pensent, je peux seulement avoir accès à ce que je ressens en étant dans leur peau. »
Les cinéastes ont alors souvent projeté Rogowski dans des seuils, des purgatoires, manière parfois pour eux d’incarner, de travailler les traumas de l’histoire allemande. Dans Transit (2018), Christian Petzold l’imagine tenter de fuir Marseille, de nos jours, alors que des pans entiers – non définis – de la population sont traqués et déportés, comme les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. En plein flou temporel donc, il est ce héros qui doit se faire fantôme, et continuellement changer d’identité pour pouvoir vivre. Dans The Great Freedom (2022), l’un de ses rôles les plus forts, le réalisateur autrichien Sebastian Meise retranscrit la persécution des gays, criminalisés par la loi, dans la société allemande d’après-guerre. Rogowski y joue un homme déterminé à vivre ses amours et sa sexualité comme il l’entend, quelle que soit sa peine.
En prison, où se déroule la majeure partie du film, son personnage a beau être malmené, brutalisé, il lance encore des œillades suggestives à tout va, il élabore des stratégies rocambolesques pour retrouver ses amants. Rogowski donne à son personnage d’insatiable et lumineux dragueur sa volupté émancipatrice, ce feu nécessaire pour finalement faire tomber les murs du bagne. L’élan sans cesse ondoyant de l’acteur lui permet surtout de toucher à une fluidité très contemporaine, une masculinité au spectre toujours changeant.
The Great Freedom de Sebastian Meise
« Je pense qu’on est encore loin d’un monde où la masculinité est quelque chose d’ouvert. Je ne me réfère pas seulement à moi et à ma bulle berlinoise de gens fluides et woke. Je vois bien qu’il y a beaucoup de gens qui grandissent dans un environnement hétérosexuel avec des injonctions à la force, à la puissance que je trouve plutôt toxiques, qui n’aident pas à vous sentir vous-mêmes ni à expérimenter d’autres choses. Personnellement, je découvre chaque jour de nouvelles parts de moi-même en tant qu’homme. Mais je ne pense pas à mes personnages comme à des personnages queer ou gays ou fluides, je me concentre surtout sur ce qu’ils ressentent, leurs relations. »
Ce qu’il y a alors de très beau dans Passages, c’est qu’Ira Sachs choisit aussi de ne pas mettre de mots sur ce que vit le personnage joué par Rogowski qui, en couple avec un homme, tombe amoureux d’une fille. Au contraire, il regarde juste cet amour évoluer, prendre de nouvelles formes. « Ce que j’aime avec le cinéma, c’est qu’il peut capter l’entre-deux », nous dit Ira Sachs. Et ces moments où l’acteur arrive à nous plonger dans les interstices, les ballottages secrets du désir, ce sont les scènes de danse de nuit. Habillé d’un haut moulant en résille, il lui suffit de quelques balancements infinitésimaux du bassin pour faire chavirer le cœur d’une scène. La danse devient du sexe, puis juste après le sexe devient de la danse. Avec Franz Rogowski, on ne peut de toute façon plus faire la distinction.
Disco Boy de Giacomo Abbruzzese, KMBO (1 h 31), sortie le 3 mai