PORTRAIT · Farida Benlyazid, pionnière du cinéma marocain

Il se murmure que son film « Ruses de femmes » a fait plus d’entrées que « Titanic » au Maroc. Peu connue en France, Farida Benlyazid est une véritable star dans son pays d’origine. Mi-novembre, le Festival International du film de Marrakech a eu l’excellente idée de rendre hommage à cette pionnière du cinéma marocain à travers une rétrospective de son œuvre subtilement féministe, qui a ouvert la voie à la nouvelle génération.


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C’est un soir, en arrivant sur la place Jemaa El-Fna au cœur de la médina de Marrakech, qu’on a pris conscience de l’ampleur du phénomène. Des centaines et des milliers de Marocains et Marocaines venus se presser devant l’écran monté à l’occasion du festival pour voir ce soir-là Ruses de femmes, le hit de Farida Benlyazid sorti en 1999, qu’elle venait présenter en arabe, avec une joie et une émotion communicatives. Le lendemain, une cérémonie en son honneur était organisée sur la grande scène du Palais des Congrès, où elle a reçu, souriante et émue, une standing ovation de plusieurs minutes.

Dans son discours, elle est revenue sur sa carrière en tissant finement des liens entre les croyances et les époques. Comme quand elle a nuancé l’inquiétude à propos des nouvelles technologies et, en creux, de l’influence des plateformes sur la salle de cinéma : « Un de mes téléfilms s’intitule Nia Taghleb, c’est-à-dire « Que la bonne intention gagne ». Tout dépend à quelle fin nous utilisons nos artifices. Dans le Coran, il est dit que si Dieu avait voulu que nous soyons tous pareils et obéissants, il l’aurait fait. Mais son projet est autre. Il nous a voulus différents pour que nous nous connaissions entre nous. Cette variété des cultures, tous ces possibles que les humains développent pour leur existence, est à mes yeux la vraie richesse. » Soit un résumé fidèle de la carrière de cette pionnière de 74 ans.

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MELTING POT

On est tenté de relier cet appétit pour ses semblables et la variété des cultures à sa ville d’origine, Tanger, où elle est née en 1948 d’un père commerçant et d’une mère femme au foyer (« mais très libre » précise Farida Belyazid alors qu’on l’interviewe dans les jardins du plus bel hôtel de Marrakech, La Mamounia). « Ma mère aimait beaucoup le cinéma, elle m’emmenait voir des films très petite. Tanger est internationale, donc on avait des cinémas du monde entier. Je me rappelle avoir vu Autant en emporte le vent en espagnol, et puis des films égyptiens et indiens avec mes frères. Avec mes copines du lycée français, on allait voit des films européens doublés en français. » Elle comprend vite qu’elle veut écrire des films. Après cette « enfance merveilleuse » à Tanger (« c’était la fête partout dans les rues ! »), elle fait ses valises sur un mystérieux coup de tête (« J’étais un peu fâchée, je pensais même ne plus revenir après ça. ») direction Paris pour étudier le cinéma à l’ESEC. Elle a alors 22 ans. « Au bout d’un moment, je me suis dit : “Bon, les Français parlent de leur culture, c’est très bien. Moi, je vais parler de la mienne.” » 

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Son diplôme en poche et après être retombée à Paris sur un ami d’enfance, le futur réalisateur Jillali Ferhati, elle repart à Tanger, avec l’ambition de dialoguer ses futurs films en marocain et de parler d’aspects méconnus de sa culture. En 1978, elle se lance sans filet dans la production du premier long métrage de Jillali Ferhati, Une Brèche dans le mur. « J’ai vendu les bijoux et je ne les ai plus jamais repris » lâche-t-elle en tirant sur sa cigarette, avec un aplomb qui nous permet de saisir la portée symbolique du geste. « On a eu de la chance, on a été sélectionné à la Semaine de la critique à Cannes, je me suis retrouvée pour la première fois au festival avec une carte de productrice. On avait pris des affiches du film dans un panier, on les collait partout, jusqu’à ce qu’on nous dise qu’on ne pouvait pas faire ça parce que c’était payant ! »

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50 NUANCES DE FEMMES

La décennie qui suit, elle continue de produire les films des autres avant d’oser se lancer dans la réalisation. Quand elle écrit le scénario d’Une porte sur le ciel, sur une Marocaine au caractère bien trempé, exilée en France qui revient dans sa ville natale pour enterrer son père avant de se laisser happer par sa culture et sa religion d’origine, elle se dit : « C’est trop personnel, personne ne peut le faire aussi bien que moi. » Elle le tourne en Tunisie avec un budget minuscule mais beaucoup d’enthousiasme (« Moi, j’aime bien cette débrouille ! »). Le film, sorti en 1989, fait le tour du monde. « Ça a beaucoup intrigué. La moitié des gens a adoré, l’autre a détesté. Certaines personnes ne voulaient même plus me dire bonjour car ils me considéraient comme une islamiste extrémiste. D’autres se demandaient pourquoi je parlais de religion alors que c’est sacré. »

On ne saurait mieux résumer l’intention du film qu’elle, lors de son discours au festival de Marrakech : « Dans Une Porte sur le Ciel, je traite de l’islam à travers les femmes et leurs croyances. Dans mes films, je me suis toujours attachée à faire connaître la richesse insoupçonnable de la culture des femmes musulmanes. » C’est tout aussi vrai avec son film suivant, sorti dix ans plus tard, le fameux Ruses de femmes, adapté d’un conte de Fès transmis à l’oral entre femmes depuis des siècles. L’histoire de la joute entre la fille d’un riche marchand et un prince qui se jouent des tours par ego mais aussi pour se séduire. Dans une scène, l’héroïne enfermée par le prince dit à sa nourrice : « Tout le monde lui dit ce qu’il veut entendre. Mais moi, je ne dis que ce dont je suis convaincue. Il doit apprendre ce que valent les femmes. […] De toute façon, nous les femmes, passons notre vie enfermée. […] Ne t’inquiète pas, tout finira par s’arranger, grâce à Dieu. »

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 Un parfait exemple de la façon pleine de tact, légèrement de biais, dont Farida Benlyazid a imposé son féminisme – qu’elle revendique – : « Je n’y vais pas de front. Je ne suis pas dans la provocation, je suis dans la réflexion. » L’idée de diffuser ses idées émancipatrices sur les relations hommes-femmes sans critiquer le Coran et à travers une forme de conte traditionnel produit un miracle : Ruses de femmes a cumulé plus de 195 000 entrées au Maroc entre 1999 et 2018*, devançant, selon la réalisatrice, le score de Titanic, sorti l’année précédente (pour lequel nous n’avons pas pu recueillir de chiffres officiels). La raison de cet engouement ? « C’est un conte, tout le monde le connaissait ! Les gens y sont allés en famille, avec les grands-mères, etc. Ils y sont retournés. Ça a vraiment été un phénomène de société. » 

S’ensuit, en 2002, un polar centré cette fois sur des héros masculins et qui ose montrer les dessous de la société marocaine, Casablanca Casablanca. Puis Farida Benlyazid revient à son étude des mille facettes du féminin dans Juanita de Tanger, en 2005. L’adaptation réussie d’un roman d’Ángel Vázquez publié en 1976, qui lui permet d’évoquer l’histoire si particulière de sa ville natale au statut international entre 1930 et 1970 (notamment les conséquences de la guerre civile espagnole, la Seconde Guerre mondiale et l’invasion franquiste en 1940) tout en suivant une héroïne à la psychorigidité comique pour composer un portrait tout en nuances.

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POUVOIR DÉMULTIPLIÉ

Ni la profondeur et les accents almodovariens de ce film, ni les ambitions de Casablanca Casablanca et du docufiction Frontieras, son dernier film de cinéma en date, en 2013, ne lui permettent d’approcher les audiences records de Ruses de femmes. Mais le talent et l’audace de Farida Benlyazid ne sont plus à prouver depuis longtemps. En plus d’avoir marqué le cinéma national, elle a ouvert la voie à toute une génération de femmes attirées par le septième art : « C’est ce qu’elles me disent et j’en suis fière ! Il y a de plus en plus de femmes dans le cinéma au Maroc, je ne peux plus suivre. Au départ, je les connaissais toutes. Maintenant, il n’y a plus seulement des réalisatrices mais des techniciennes à l’image, au son… C’est extraordinaire. » 

Jusqu’à ses deux filles (elle a aussi un fils), dont l’une a travaillé dans la production, l’autre aux costumes, et à sa petite-fille (parmi ses quatre petits-enfants) qui fait une école de cinéma pour devenir réalisatrice. Farida Benlyazid n’a plus jamais déménagé de Tanger après y être revenue dans les années 1980. Comme à 20 ans, elle ne trouve toujours rien pour l’arrêter : elle prévoit de réaliser un documentaire sur la femme politique et écrivaine malienne Aminata Traoré. Soit la rencontre de deux très grandes dames.

* Source : Centre Cinématographique Marocain

Portrait (c) Karim Tibadi