Portrait : les Daniels, le duo qui vient hacker Hollywood

Le blockbuster est-il encore capable de transgression et de panache ? En découvrant « Everything Everywhere All at Once », film d’action impertinent et méta sur une propriétaire de laverie qui se métamorphose en super-héroïne, on se dit que oui. Derrière la caméra, Daniel Scheinert et Daniel Kwan, jeune duo malin qui tente de reprendre le flambeau des sœurs Wachowski pour hacker Hollywood. Portrait croisé.


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Faire un blockbuster « drôle mais complexe, qui brasse tellement de multivers que toute forme de sens finirait par s’effondrer ». Voici le défi ambitieux que Daniel Scheinert et Daniel Kwan, 35 ans, s’étaient lancé. Pari réussi : dès ses premières images, criblées d’effets spéciaux ingénieux et de trouvailles visuelles, Everything Everywhere All at Once fait l’effet d’un ovni décapant, d’une virée SF aussi absurde qu’exaltée. L’impeccable Michelle Yeoh y campe Evelyn, une mère de famille sino-américaine coincée dans un quotidien morne, entre un mari qui veut divorcer, une fille dont elle a du mal à accepter l’homosexualité et une contrôleuse des impôts tyrannique (impériale Jamie Lee Curtis). Jusqu’au jour où elle découvre l’existence d’univers parallèles grâce auxquels elle va explorer ses « autres » vies.

Derrière cette comédie outrancière, succès surprise au box-office américain (sortie dans un nombre limité de cinémas, le film a bénéficié du bouche-à-oreille et a été racheté par la société A24, qui l’a sorti dans un plus grand nombre de salles, ce qui a permis de générer 67 millions de dollars de recettes rien qu’aux États-Unis et au Canada à l’heure où l’on écrit ces lignes), un duo de réalisateurs discrets biberonnés à l’univers fait maison de Michel Gondry et qui n’en sont pas à leur premier coup d’éclat anti­conformiste. Après s’être fait la main sur des clips de DJ Snake et de Foster the People, Scheinert et Kwan sortent un premier long détonnant, Swiss Army Man, buddy movie où un cadavre (Daniel Radcliffe) vient en aide à un naufragé suicidaire (Paul Dano) sur une île (lire p. 27). Pour tourner ce survival existentiel et trash, dans lequel s’épanouit une amitié masculine hors des normes sociales, le tandem ne choisit pas un studio mais des décors réels – essentiellement le parc national de Redwood, en Californie –, cadre idéal pour déployer un délire en fait pas si absurde.

Entretien avec Daniel Scheinert, co-réalisateur du jouissif « Everything Everywhere All At Once »fbd63f8b df44 46ef ab1f 1ca6a6ee3362 swiss

CAILLOU DANS LA MATRICE

« Swiss Army Man, c’était un peu Apocalypse Now », nous explique Scheinert, sympathique barbu aux lunettes rétro, depuis le rooftop parisien sur lequel on le rencontre – il est venu présenter Everything… en clôture du Champs-Élysées Film Festival sans son complice, Daniel Kwan, resté aux États-Unis. « On était à deux doigts de devenir fous dans cette forêt – problématique, quand on doit filmer l’histoire de deux mecs qui perdent la tête. Ce concept permet une mise à distance pour parler de la culture, de la société, observer comme le corps et l’esprit se dissocient dans la nature. » Décloisonner les genres, mélanger le bizarre et le sublime, naviguer entre film indé (3 millions de dollars, budget ridicule aux États-Unis, pour Swiss Army Man) et projets plus ambitieux (25 millions de dollars pour Everything…), les Daniels, comme on les surnomme, sèment le trouble dans un modèle économique hollywoodien bien calibré. « Les frères Russo [réalisateurs de Captain America. Civil War et d’Avengers. Endgame et producteurs du film des Daniels, ndlr] nous ont raconté ce que c’était de faire un film Marvel – ce qui nous a encouragés à ne pas prendre cette voie », confie ironiquement Scheinert.

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Avec cette volonté de sortir le blockbuster de son inertie intellectuelle et de ses recettes éculées en mêlant les codes du film noir, des scènes de baston héritées des comédies de kung-fu et une esthétique inspirée des animés japonais, les Daniels se posent en héritiers d’un autre duo : les sœurs Wachowski. Tout comme leur révolutionnaire Matrix (1999), Everything… fait la part belle à l’action autant qu’à une réflexion sur le libre arbitre. « Nos films sont une réaction à ma perte de foi religieuse et au chaos qui naît quand on ne sait plus en quoi l’on croit et que les repères moraux vacillent », expliquait Kwan dans une interview, en avril, au site Internet Film Freak Central.

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Un coup d’œil à son compte Instagram – sur lequel on peut le voir souriant, peroxydé et entouré de son épouse, la réalisatrice Kirsten Lepore, et de leur jeune fils – nous apprend qu’Everything… est aussi un hommage à sa mère chinoise et, à travers elle, aux « mères immigrées » dont le sentiment de déracinement se transmet inconsciemment de génération en génération. On comprend mieux ce qui a matché entre ces deux athées, qui n’ont que sept mois d’écart, quand ils se sont rencontrés pendant leurs études de cinéma à l’Emerson College de Boston (Scheinert vient de l’Alabama, Kwan du Massachussets) : une confiance dans les pouvoirs de la fiction pour réveiller les dons endormis, les rêves que l’on n’ose pas s’avouer et un questionnement sur le poids des regrets. Le tout à travers des films bouillonnants.

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CLUEDO CINÉPHILE

Au vu des nombreuses références du film – un clin d’œil à Stanley Kubrick, une violence débridée et triviale empruntée au jeu vidéo Mortal Kombat –, les deux Daniel seraient-ils des geeks savants, obsédés par la rime visuelle et la citation ? On aurait vite – et mal – fait de le croire. Leur cinéphilie n’a rien d’un fétichisme à la Quentin Tarantino ni d’une nostalgie mortifère. Elle affleure sous un mode ludique, modeste car consciente d’elle-même. « C’est la langue que nous parlons, explique Scheinert, grâce à laquelle nous nous connectons aux autres, comme un vocabulaire commun. Par exemple, j’aime l’idée que le personnage d’Evelyn rêve de vivre dans un film de Wong Kar-wai – ça fait écho à ma propre sensibilité. » Comme chez les Wachowski, ce syncrétisme culturel qui abolit la hiérarchie entre culture pop et auteurisme est une façon de lutter contre le cynisme des grosses productions actuelles : « Le postmodernisme met un phénomène à distance, s’en détache émotionnellement pour le commenter. Mais ce monde où tout est mensonge, destruction et chaos n’est pas habitable pour le spectateur. Il fallait apporter un espace de réconfort, d’espoir, quelque chose à aimer au-delà de ce non-sens. »

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Cet espace de réconfort découle de leur regard humaniste, qui ne cède rien au nihilisme et fait de l’absurdité ambiante une machine à rire, parfois même matière à sublimer le monde. C’est un cadavre qui retrouve le goût de la vie dans Swiss Army Man, un détournement de rom com joué par des êtres dotés de doigts-saucisses dans Everything… Partout, une même morale : accepter la différence et l’imperfection rend plus fort. Pas étonnant que le film préféré de Scheinert soit Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki : « Son apparente violence cache un discours pacifiste. C’est très rare dans le cinéma hollywoodien. Pendant le tournage, je me disais : aussi jouissif que ce soit pour le public de tuer le méchant, est-il possible de libérer cette dopamine en ne mettant en scène que des gentils ? ». La gentillesse, prochain super-pouvoir de Hollywood ?

Everything Everywhere All at Once de Daniel Kwan et Daniel Scheinert, Originals Factory (2 h 19), sortie le 31 août

Images (c) Leonine/ Capelight pictures

Portrait (c) Alysson Riggs