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PORTFOLIO · Todd Haynes, en surface

  • Quentin Grosset
  • 2023-12-14

On a des frissons après avoir vu “May December”, le nouveau film de Todd Haynes, à la fois insidieux, fucked up et totalement drama. L’Américain retrouve Julianne Moore et lui donne une partition aussi opaque que dans son culte “Safe” (1996). Le scénario, signé Samy Burch, s’inspire de l’affaire Mary Kay Letourneau, une enseignante américaine trentenaire qui, dans les années 1990-2000, a noué une relation avec l’un de ses élèves de 12 ans, Vili Fualaau. Le scandale avait alors lancé un vif débat sur les abus de pouvoir, l’emprise et la protection des mineurs.

Dans May December, Gracie (Julianne Moore) vit avec Joe (Charles Melton) depuis vingt ans, et sa relation avec lui entamée alors qu’il n’était qu’adolescent l’a conduite derrière les barreaux. Depuis qu’elle est sortie de prison, ils mènent ce qui a tout l’air d’être le quotidien idyllique d’une famille américaine parfaite. Jusqu’à ce qu’une actrice, Elizabeth Berry (Natalie Portman), vienne séjourner chez eux afin de s’inspirer de Gracie pour l’incarner dans son biopic. Commence alors une étude trouble sur la psyché des deux femmes, qui vient faire refluer toute la violence larvée depuis des années… Pour la faire sourdement affleurer à l’écran, Todd Haynes use d’une mise en scène feutrée, entre vibe soap opera étonnante et film d’enquête nébuleux. Le cinéaste nous a donné accès à son mood board, un document de cent une pages constitué d'images qui l'ont inspiré, et qu'il a constitué pendant la préparation du film. On y croise l’acide La Femme infidèle de Claude Chabrol, la photographe Tina Barney et ses scènes de vie domestiques américaines sursaturées, ou encore l’ambigu Persona d’Ingmar Bergman. Il nous en a commenté quelques pages. 

Photos de Mary Kay Letourneau et Vili Fualaau - Mood Board de May December de Todd Haynes

« C’est drôle, certains de mes amis étaient beaucoup plus au fait de l’histoire de Mary Kay Letourneau à l’époque où elle faisait la une des journaux. J’ai dû rattraper mon retard quand on m’a proposé le scénario de May December. Samy Burch, la scénariste, nous plonge dans le monde que s’est créé Gracie, qu’elle a mis en scène pendant vingt ans. On devait le reparcourir à l’envers, pour comprendre comment elle avait bâti cette forteresse pour protéger sa famille du monde et des boîtes remplies de merde qu’elle reçoit dans sa boîte aux lettres. J’ai rassemblé ici des images de Mary Kay Letourneau et de Vili Fualaau, qui montrent les aspects heureux et plus sombres de l’histoire. On voit la différence d’âge, la différence raciale, une relation asymétrique. Et pourtant ils sont tous les deux très beaux, il y a de l’amour là-dedans. Il y a comme un contraste entre l’innocence et la culpabilité.» 

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Les photogrammes avec le chapeau sont issus de Persona d'Ingmar Bergman (1966) - Mood Board de May December de Todd Haynes

« Je me souviens qu’Ingmar Bergman décrivait une image qui lui était venue et qui avait inspiré tout Persona. Ce n’est pas exactement cellelà, mais elle est similaire : deux femmes qui se ressemblent, coiffées d’un chapeau de paille blanc, comparent leurs mains. Tout le film se déroule à partir de cette étincelle, de ce bref moment. Dans May December, il y a un plan comme ça. Il y a un miroir dans lequel Elizabeth se regarde, puis elle regarde le reflet de Gracie à côté d’elle. Il y a comme une triangulation. Quand j’ai lu le scénario, j’ai immédiatement essayé de penser à des stratégies visuelles pour faire sentir ce trouble que j’ai eu tout au long de la lecture, cette impression qu’on a de prendre parti pour un personnage puis soudain pour un autre. Persona est un film plein de mystères, de couches, de danger. May December tente de s’approcher de ça, mais, bizarrement, le film est plus drôle que je ne le pensais. »

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Photogrammes de Boulevard du crépuscule de Billy Wilder (1950) - Mood Board de May December de Todd Haynes

« Manhattan, Lolita, Sunset Boulevard… Beaucoup de films traitent de l’exploitation des adultes qui se complaisent dans un intérêt érotique pour de jeunes corps. Le cas d’une femme plus âgée et d’un homme plus jeune me rappelle la pédérastie gréco-romaine, où un énorme pouvoir érotique est conféré au jeune homme. Gracie s’est créé une sorte de fantasme dans lequel l’adolescent est le sauveur, le guerrier qui vient la délivrer du château domestique dans lequel elle vit. Elle et Joe ont imaginé que c’était lui qui possédait le pouvoir dans la relation. C’est un moyen pour les deux de nier la différence d’âge. C’est leur mythe. Leur déni, leur refus d’analyser les choix qu’ils ont faits cause des dégâts des années après. Parfois, l’art tend un miroir et vous force à vous regarder – c’est ce qui se passe dans le film lorsque Elizabeth, une actrice, s’insère dans leur quotidien. »

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« Il y a des zooms tout au long du film. Mais aucun n’est plus marqué que le tout premier, qui est accompagné d’une musique à la tonalité amusante et ironique, révélatrice de qui est Gracie. Elle est d’abord présentée comme très préoccupée par on ne sait quoi, et soudain, avec le zoom, on se rend compte que c’est juste de ne pas avoir assez de hot dogs. C’est une occasion pour le public de comprendre qu’il va falloir tout remettre en question dans le film. On ne sera pas dans sa tête, donc il faut être attentif à ces petits signaux, à son instabilité. Juste après cette scène, il y a un barbecue. Tout à coup, on entend un cri à glacer le sang. Les personnages tournent la tête et découvrent que c’était juste un enfant qui avait perdu son ballon. On se dit : attendez, on ne peut pas se détendre ici. On a ce sentiment d’être au bord d’une catastrophe, il y a quelque chose de suspendu à chaque virage. » 

May December de Todd Haynes, ARP Sélection (1h53), sortie le 24 janvier.

Photo de une : Persona d'Ingmar Bergam (1966) - Mood Board de May December de Todd Hayne

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