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Pierre Salvadori, comédie de maître
- Renan Cros
- 2018-10-29
Comment naît l’idée d’une comédie ?
C’est un mystère. On ne sait jamais vraiment d’où viennent les idées. Elles finissent par s’imposer à vous. On envisage trop souvent la comédie comme un but. Mais, en fait, faire de la comédie, c’est essayer de trouver sa place, sa voix, dans un domaine où tout est possible. Chacun de mes films part d’une envie d’explorer un type de comédie, une ambiance, plus réaliste, plus sentimentale, ou alors plus absurde ou mélancolique. Trouver la bonne idée, c’est être capable de savoir précisément quels adjectifs vous voulez mettre après le mot « comédie ». En liberté !, c’est une comédie pure. Même si je ne sais pas clairement ce que ça veut dire, c’était l’idée que j’avais en tête. Une envie de vitesse, de mouvement permanent.
Pourtant, on a l’impression que vos comédies partent toujours de situations et de personnages très forts.
Ça, c’est la deuxième étape. Et c’est beaucoup plus nébuleux que vous ne l’imaginez. Une fois que l’envie de comédie est là, on attrape tout ce qui nous passe par la tête et on le triture, on le discute, afin de voir ce qu’on pourrait en faire. C’est souvent des gens qu’on a observés, des situations qui nous ont fait sourire ou qui nous ont interrogés. Ça peut avoir, d’ailleurs, un rapport très lointain avec le film. Pour De vrais mensonges (2010), je suis parti d’une connaissance qui était persuadée de savoir mieux que les autres ce qui était bon pour eux. En poussant ce trait de caractère vers la cruauté, on tire un fil de comédie qu’on n’a plus qu’à tisser. Chez moi, ça passe forcément par le chaos involontaire, des personnages victimes du désordre qu’ils créent. C’est ma petite touche personnelle.
Justement, qu’est-ce qui fait d’En liberté ! une comédie typiquement salvadorienne ?
Ça existe, cet adjectif ? Si vous m’aviez posé la question il y a quelques années, je pense que je n’aurais même pas osé vous répondre. En vieillissant, et spécifiquement grâce à ce film d’ailleurs, je commence à comprendre comment je fonctionne. Vous savez, la comédie, c’est une mécanique. Même s’il y a une part de magie et d’inspiration, le gros du travail, c’est d’appliquer et d’affiner une technique. Un peu comme un artisan. Dans un film d’auteur ou un mélodrame, on doit se sentir beaucoup plus libre. Là, il faut être drôle, c’est impératif. La comédie est le seul genre qui oblige à une certaine forme de rentabilité. Si le public sort et qu’il n’a pas ri, il est déçu. C’est imparable. Donc on bosse la technique, on déroule ses effets, on apprend de films en films à mieux les maîtriser. Dans En Liberté !, il y a toute ma mécanique habituelle. Mais j’ai essayé le plus possible de lâcher le frein à main et de me laisser porter. D’ouvrir mes petits quiproquos habituels et mes personnages piégés à des effets absurdes et des idées complètement folles. Je ne sais pas si c’est le film qui représente le plus mon cinéma, mais c’est celui dans lequel je me suis senti le plus libre. Ce n’est pas simple, la liberté. Sortir de sa zone de confort, ça fait un peu peur… J’ai failli en crever de ce film, mais j’ai tenu bon.
Faire rire est-il le seul but d’une comédie ?
Évidemment. Ça peut vous paraître futile ou facile ; pour moi, c’est tout l’inverse. Réussir à faire rire à partir d’un dialogue ou d’une situation, ça demande tout une architecture, un travail de rythme, une caractérisation précise des personnages… La comédie n’a rien à voir avec une blague ou une vanne. C’est tout sauf évident d’amener du rire dans la fiction. À tout moment, le spectateur peut décrocher. Rire, c’est prendre du recul. Il faut réussir à maîtriser ce recul en créant un lien émotionnel avec le spectateur. Il ne faut pas non plus que le rire prenne toute la place. Dans En liberté !, je ne m’étais pas rendu compte à quel point on avait forcé la dose sur les gags. À Cannes, lors de la première projection à la Quinzaine des réalisateurs, je me suis pris en pleine gueule la vague de rires. Devant moi, il y avait un type qui riait tellement… J’ai cru qu’il allait s’étouffer. J’ai eu peur que le film soit écrasé par les gags et que le récit devienne quasi parodique. Mais le public a finalement l’air de s’attacher aux personnages et d’entendre ce qu’on veut lui raconter.
C’est-à-dire, quel est le sujet du film ?
Je pense qu’une bonne comédie a toujours quelque chose de très personnel à raconter. Mes films sont forcément le fruit de mes angoisses. Je n’ai rien inventé. Regardez les films de Woody Allen ! Tout le jeu consiste à déguiser ce qui nous fait peur, ce qui nous torture, en carnaval rigolo, histoire de faire passer la pilule. Au départ d’En Liberté !, il y a cette idée d’un personnage qui finit par commettre le crime dont il a été accusé à tort. Une sorte de colère, de désarroi, qui se retourne contre lui. Ce n’est pas franchement l’idée la plus drôle du monde. Mais ça touche à quelque chose de très universel : la construction de soi. Est-ce qu’on finit par devenir ce que les autres veulent qu’on soit ? Les personnages d’Adèle Haenel et de Pio Marmaï sont les victimes collatérales d’un mensonge qui finit par les transformer. Cette transformation va entraîner dans son sillage deux autres personnages, leurs amoureux respectifs qui, eux, cherchent juste à les aimer pour qui ils sont. Ça forme un quatuor bordélique qui ouvre des possibilités de comédie. Mais, au fond, tout ce qu’on raconte est tragique.
Vous osez dans le film un grand écart entre des séquences très littéraires, avec des dialogues très raffinés, et des séquences burlesques, avec des gags visuels quasi potaches. Une façon de plaire à tout le monde ?
Au contraire ! À mon avis, on a pris un gros risque en poussant aussi loin les curseurs. Pour moi, la comédie c’est une affaire de confort et de malaise. Pas l’un ou l’autre. Certains aiment faire rire en rassurant les gens. Les rires sont faciles, ça marche. On ricane, en gros. Moi, je viens plutôt de l’école de ceux qui pensent la comédie comme un tout, et pas comme une succession de vannes. Avec En Liberté !, je me suis rendu compte à l’écriture que je ne voulais plus jouer les naturalistes. C’est peut-être l’âge, mais je n’ai plus envie de m’excuser d’essayer d’être drôle et de faire rire. Alors allons-y dans la folie, dans le décalage, dans la dérision. Il y a un côté cartoon très assumé dans le film qui, je l’espère, n’écrase pas la vérité des émotions. J’ai toujours pensé que les plus grandes comédies étaient celles qui nous décollaient de la réalité pour mieux nous raconter la vérité des sentiments. Lubitsch, c’est un génie pour ça. J’espère que le public d’aujourd’hui peut encore accepter la stylisation.
Est-ce que la clé d’une bonne comédie tient à la rencontre avec les bons interprètes ?
En partie. Mais je me rends compte que les « comiques » ne m’intéressent pas beaucoup. J’ai toujours peur que leur force comique mange le film. Le talent de Gérard Oury, c’est d’avoir su se mettre au service de la puissance comique de Louis de Funès. Moi, au contraire, j’aime travailler avec des acteurs plus innocents. Savoir faire rire, ça peut devenir une arme très puissante. Je préfère les acteurs qui abordent la comédie avec une forme de naïveté. Des gens qui prennent la comédie avec sérieux. Il y a aussi une forme d’humilité et d’abandon qui me plaît énormément, que ce soit chez Audrey Tautou ou chez Pio Marmaï. Presque tous les acteurs que j’ai fait tourner m’ont offert ça. C’est précieux, parce qu’ils ont compris qu’il ne fallait pas se croire plus drôle que la scène. C’est ça, la clé d’un bon interprète : quelqu’un qui joue au service de la comédie, et non pour être drôle.
Neuf films en un peu plus de vingt ans, c’est relativement peu. Vous aimeriez écrire et tourner plus vite ?
C’est effroyablement long et éprouvant de faire une comédie ; en tout cas telle que je la pense. Ça demande une énergie et une conviction permanentes. Sur un plateau, je me représente souvent l’équipe comme un groupe de pompiers qui doivent réanimer en permanence ce corps mort qu’est devenu le scénario. Chaque scène est une sorte de miracle, de massage cardiaque intensif pour insuffler de la vie dans des mots. C’est épuisant, mais assez magique quand, à l’image, la vie est là. J’ai souffert sur le tournage d’En liberté !, et je sens qu’il faut que je me dépêche de faire des films avant de ne plus avoir la santé. Je commence seulement à avoir l’impression de savoir où je vais et surtout comment y aller. Il était temps !
« En liberté ! » de Pierre Salvadori
Memento Films (1 h 48)
Sortie le 31 octobre