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Pascal Blanchard : « L’esclavage reste un non-sujet du cinéma français »

  • Amélie Quentel
  • 2024-09-10

[INTERVIEW] [LA CONSULTATION] Dans « Ni chaînes ni maîtres », film se passant en 1759 dans l’actuelle Île Maurice, Simon Moutaïrou raconte la fuite de deux personnes esclavisées d’une plantation détenue par un colon français. Pour l’historien Pascal Blanchard, spécialiste du fait colonial, ce long-métrage « offre une perspective historique sur un sujet rarement présent dans le cinéma français ». L’auteur d’« Histoire globale de la France coloniale » (Philippe Rey, 2022) sera au mk2 Quai de Loire le 12 septembre à l’occasion d’une Cinexploration pensée et organisée par mk2 Institut.

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En tant qu’historien, quel est votre regard sur Ni chaînes ni maîtres, qui est inspiré de faits réels ? 

Il y a peu de films français qui s’emparent du thème de l’esclavage. Celui-ci reste un non-sujet du cinéma français à la fois par manque de scénarios, un faible intérêt des diffuseurs mais aussi parce que ce sujet est souvent considéré comme « trop difficile » pour le public. Ni chaînes ni maîtres prouve l’inverse et montre toutes les qualités d’un « grand film ». Pour son premier long-métrage, épaulé par un casting brillant (Ibrahima Mbaye Tchie, Anna Thiandoum, Camille Cottin, Benoît Magimel…), Simon Moutaïrou a réussi à imposer un drame historique au milieu du 18e siècle, avec tous les codes du genre, mais sans perdre la substance de ce sujet difficile.

Par exemple, en mettant en scène une chasseuse d'esclaves, le film permet de revenir sur le fonctionnement du système colonial mais aussi d’offrir une perspective historique sur un sujet rarement présent au cinéma en France. Il permet de rendre tangible ce passé - d’autant qu’une partie du film est en langue wolof, ce qui le rend encore plus proche du réel - dans la continuité de 12 Years a Slave ou Django Unchained, qui ont eux été produits aux États-Unis [deux films respectivement réalisés par Steve McQueen et Quentin Tarantino, ndlr]. En tant qu’historien spécialiste de ces enjeux, cela me semble essentiel. 

Le film a pour point de départ la fuite d’un père et de sa fille d’une plantation de canne à sucre détenue par un colon français. Une telle rébellion de la part de personnes esclavisées - c'est-à-dire mises en esclavage - porte un nom : le marronage. Pouvez-vous expliquer ce terme et les enjeux qu’il charrie ?

C’est l’action de s’échapper du statut d’esclave, de fuir la plantation et la domination des maîtres. Cela n'est qu'une conséquence du « droit le plus légitime », comme l’écrivait l’Abbé Grégoire en 1826 dans son livre De la noblesse de la peau. Cela étant dit, il est important de préciser qu’il existe plusieurs manières de sortir de l’état d’esclave : soit par la révolte, soit en étant affranchi (ou ses enfants) par les maîtres ou par la loi.

L’affranchissement, le rachat de sa liberté, les mariages – pour les enfants notamment –  et les lois d’abolition ont été des processus qui ont également mis fin au statut d’esclave. Mais, lorsque les lois des États ne fixaient pas ce processus, le lent déclin du système esclavagiste n’a pas forcément conduit à l'éradication totale des pratiques esclavagistes. Voilà pourquoi la fuite des esclaves ou des ex-esclaves - par exemple du sud des États-Unis vers le nord - a été si importante. En outre, les mesures abolitionnistes n'étaient pas toujours suffisantes pour mettre fin au système de domination ; de ce fait, les fuites des plantations se poursuivaient. 

Les révoltes et le marronage ont existé dans toutes les colonies, et ce y compris à grande échelle avec la création de contre-sociétés d’esclaves, qui se retrouvaient en communauté dans des zones loin des villes, des plantations et du littoral pour survivre ensemble. En revanche, les esclaves en fuite, s’ils étaient rattrapés et capturés, subissaient des coups de fouet ou se voyaient couper les poignets, les tendons ou les mains. Ils étaient même parfois mis à mort s'ils avaient déjà été en fuite auparavant. Pour les maîtres et le système colonial, il fallait lutter contre ces révoltes pour en faire des exemples, mais aussi pour conserver l’organisation des sociétés coloniales. 

Pourquoi ces révoltes, pourtant parties intégrantes de l’histoire des luttes décoloniales et contre l’esclavage, sont-elles si peu connues ? Cela a-t-il à voir avec les difficultés de la France à reconnaître son histoire coloniale ? 

Bien entendu, cette histoire est longue et complexe et la France a du mal à regarder en face ce passé. Mais attention, la période esclavagiste est désormais mieux connue depuis 25 ans, notamment grâce à la loi – celle du 10 mai 2001, qui reconnaît la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité – et à un engagement plus fort. De fait, il est plus facile pour la France de travailler sur le passé esclavagiste car celui-ci est lointain, lié à l’Ancien régime, mais aussi parce que la République française met en avant les deux abolitions de l’esclavage – en 1794 et en 1848. La période coloniale d’après 1870, elle, est plus difficile à appréhender et à travailler. Elle fait encore polémique. 

Un des personnages du film est une « chasseuse d’esclaves », rémunérée par l’empire colonial français. De tels individus ont effectivement existé. Qu’est-ce que cela dit de l’ordre colonial de l’époque ? 

Ces chasseurs d’esclaves ont existé dans toutes les sociétés coloniales, avec des statuts très différents. Dans certains territoires ou plantations, il y avait même des chiens destinés à accompagner la chasse des esclaves. En fonction des colonies, les chasseurs mettaient à mort les esclaves et coupaient une partie du corps pour prouver la capture du fugitif. Dans l’océan Indien ou en Amérique du Sud, il y avait de véritables chasseurs professionnels - très rarement des femmes -, et cette activité était même réglementée dans l’empire colonial français, comme ce fut notamment le cas en 1725 à l'Île Maurice. Cela reposait aussi sur le Code noir (1685), qui précisait toutes les sanctions autorisées pour les maîtres en cas de fuite ou de révolte. Le principe était ainsi de défendre un système de privilèges, et de rendre normal et légal un système de domination injuste et racial, des violences graduelles et raciales.

« Une œuvre de fiction doit rester de la fiction même si elle veut s’appuyer sur l’histoire. »

Ce film et plus généralement les œuvres de fiction peuvent-elles être utiles, en complément des travaux d’historiens, pour mieux comprendre notre époque contemporaine, laquelle est toujours affectée par l’histoire coloniale ?

Oui… et non. Une œuvre de fiction doit rester de la fiction même si elle veut s’appuyer sur l’histoire. Elle a sa part d’interprétation - dans le cas qui nous occupe, par exemple en mettant en scène une femme chasseuse d’esclaves, ce qui était en réalité extrêmement rare -, de liberté et de mise en contexte. Le travail de l’historien, lui, doit rester fondé sur les faits et les sources. L’un explique l’histoire, l’autre raconte des histoires. Mais ils peuvent par moments se rejoindre et permettre de mieux transmettre l’histoire, de mieux fixer les enjeux du passé dans le présent et donc de contribuer à fixer des mémoires apaisées. Donc oui, des œuvres de fiction comme Ni chaînes ni maîtres, au même titre que Tirailleurs de Mathieu Vadepied, Indigènes de Rachid Bouchared ou Coup de torchon de Bertrand Tavernier sont des films majeurs qui auront servi la mémoire et permis à l’histoire et au travail des historiens de progresser.

Cinexploration Ni chaînes ni maîtres, le 12 septembre à 20h au mk2 Quai de Loire. Pour réserver, cliquez ici.

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