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Palme d’or : ce que Justine Triet a vraiment dit
- Léa André-Sarreau
- 2023-05-31
En reprochant au gouvernement son mercantilisme en matière de politique culturelle, et son mépris social vis-à-vis des contestations populaires, la lauréate de la Palme d’or suscite de vives critiques. Jusqu’à en faire oublier le fond de son discours, profondément tourné vers la jeune génération.
L’effraction du réel dans le cinéma a toujours irrigué le cinéma de Justine Triet. En 2013, dans La Bataille de Solférino, la réalisatrice orchestrait, au milieu d’un tourbillon collectif et conjugal, la journée d’une reportrice télé (Lætitia Dosch) chargée de couvrir le deuxième tour de l’élection présidentielle et l’effervescence de la foule autour des QG de François Hollande et de Nicolas Sarkozy. Le 27 mai dernier, en recevant la Palme d’or pour Anatomie d’une chute (la troisième pour une femme, après Jane Campion et Julia Ducournau) des mains de Jane Fonda, Justine Triet a convoqué, cette fois-ci littéralement, la colère sociale sur la scène du Grand Théâtre Lumière.
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Lire la critiquePalme de la colère
En cause ? La façon dont le gouvernement a « nié et réprimé de façon choquante » la protestation populaire contre la réforme des retraites, « une contestation historique, extrêmement puissante, [et] unanime ». Sans se prononcer sur le fond de cette réforme, Justine Triet a souligné le mépris social et l’indifférence dont, selon elle, la majorité présidentielle a fait preuve. Soulignant que « ce schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé éclate dans plusieurs domaines », Justine Triet a ensuite embrayé sur un second sujet, à bien distinguer de celui de la réforme des retraites : le système de financement vertueux du cinéma français, que le monde entier nous envie, et qui est aujourd’hui menacé selon elle par une logique de rentabilité. « La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française », a-t-elle exprimé.
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Lire l'interviewCe discours a immédiatement fait réagir la ministre de la Culture Rima Abdul Malak sur Twitter, qui s’est déclarée « estomaquée par [ce] discours si injuste ». « Ce film n’aurait pu voir le jour sans notre modèle français de financement du cinéma, qui permet une diversité unique au monde. Ne l’oublions pas », développe-t-elle sur le réseau social. Contrairement à ce que laisse entendre ce tweet, Justine Triet n’a pas attaqué le mécanisme de subventions publiques. Elle alerte au contraire sur la mise en péril, par une série de réformes en cours, de ces dispositifs d’aide. Elle ne les critique pas, mais déplore leur destruction à petit feu, rappelant au passage qu’elle doit tout à ces structures : « C’est cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui ».
Le financement français du cinéma, éternel méconnu
Sur les réseaux sociaux, de nombreux élus de droite accusent Justine Triet d’être « ingrate ». Avec comme principal argument : le film serait largement financé sur fonds publics, avec l’argent du contribuable. Le maire de Cannes David Lisnard (Les Républicains) s’est ainsi insurgé sur Twitter de ce « discours d’enfant gâtée et si conformiste, en recevant la prestigieuse Palme d’or pour son film subventionné. » Quant au député Renaissance Guillaume Kasbarian, il suggère « d’arrêter de distribuer autant d’aides à ceux qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils coûtent aux contribuables ». Seul hic : Anatomie d’une chute, pas plus qu’aucun autre film français, n’est biberonné aux aides publiques, ni subventionné par les impôts des Français.
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Lire l'interviewCes réactions en chaînes témoignent d’une méconnaissance profonde des apports financiers d’un film, et notamment du rôle du CNC (Centre national du cinéma et de l'image animée), établissement public complètement autonome, créé en 1946, et qui représente aujourd’hui la principale aide nationale. Comment ça marche ? Le CNC n’est pas financé par des impôts, mais par des taxes, dont la plus connue est la taxe dite « spéciale additionnelle ». Il s’agit d’une somme prélevée (10,72% exactement) sur la vente de chaque ticket de cinéma payée par un spectateur, qui servira plus tard à financer n’importe quel autre film. Traduction : si vous êtes allé voir Avatar : La Voie de l’eau de James Cameron, vous avez un peu participé à financer Anatomie d’une chute (bravo à vous). C’est précisément ce système redistributif, ce cercle vertueux, qui permet de financer des films d’auteurs grâce au succès des blockbusters, que Justine Triet loue. Le fond de soutien du CNC est aussi renfloué par les chaînes de télévision privées, par l’audiovisuel public, les ventes de vidéos et d'abonnements en ligne, des sociétés de distribution et de production, mais aussi des aides publiques de la collectivité locale, comme le résume cet article du Monde.
L’exception culturelle en cause
Pourquoi Justine Triet accuse-t-elle le gouvernement de « casser » lentement cette exception culturelle française ? En 2019, une fracture s’amorce lorsque le directeur du CNC Dominique Boutonnat publie un rapport controversé, préconisant une augmentation des investissements privés dans le cinéma, et accordant davantage d’aides à la production pour les films censés réaliser des performances économiques plus « rentables » au box-office. « Il faut accroître la rentabilité des actifs (les œuvres) : la maximisation de la rentabilité des actifs (films, séries…) implique une exploitation complète des œuvres, avec une véritable logique entrepreneuriale » explique ce rapport. Les détracteurs de Dominique Boutonnat y voient une atteinte à la diversité, au renouvellement des auteurs, à l’émergence d’une génération neuve, et au pluralisme des formes.
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Lire l'articleTout ce que défend précisément Justine Triet dans la dernière partie de son discours, largement occultée par les commentateurs, où elle plaide pour les plus précaires de l’industrie cinématographique : « Ce prix je le dédie à toutes les jeunes réalisatrices, à tous les jeunes réalisateurs, même ceux qui aujourd’hui n’arrivent pas à tourner. On se doit de leur faire de la place, cette place que j’ai prise il y a 15 ans, dans un monde un peu moins hostile, et qui considérait encore possible de se tromper, de recommencer ». Invité dans l’émission Quotidien pour la sortie de son nouveau film, L’Île rouge, le réalisateur Robin Campillo appelle à se pencher minutieusement sur la parole, et la pensée, de Justine Triet, tournée vers la justice sociale, l’altérité et la protection de ceux qui n’ont pas le privilège d’être « installés » dans le milieu du cinéma : « Si on écoute bien ce que dit Justine, elle ne parle pas d’elle, mais des jeunes cinéastes à venir ».
« Justine Triet avait préparé son texte politique et c’est bien son droit le plus strict comme pour tout artiste, comme pour tout citoyen », a relevé Pierre Lescure, ancien président du Festival de Cannes, dans l’émission C à vous. Et de rappeler que bien avant la réalisatrice, Bertrand Tavernier, en 1997, défendait l’exception culturelle française sans que personne ne crie à l’ingratitude. Ou que Ken Loach, en 2016, pourfendait déjà le néolibéralisme sans déclencher de tels débats. En somme, que Cannes est et restera, malgré les résistances, un haut lieu de contestation politique.