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Olivier Ducastel et Jacques Martineau : « Le film était là pour célébrer la vie et s’opposer à une partie de la production intellectuelle autour du sida »

  • Damien Leblanc
  • 2023-06-14

Devenue culte pour toute une génération, « Jeanne et le garçon formidable », la déchirante comédie musicale d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau, ressort aujourd’hui au cinéma dans une superbe version restaurée. L’occasion d’écouter son duo de cinéastes revenir, 25 ans après, sur la conception de ce film passionné.

Initialement sorti au cinéma le 22 avril 1998, le premier long métrage d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau raconte l’histoire de Jeanne (Virginie Ledoyen), standardiste dans une agence de voyage, qui a un jour un coup de foudre dans le métro parisien pour Olivier (Mathieu Demy). C’est le début d’une belle relation amoureuse entre les deux jeunes gens. Et quand Olivier annonce soudain à Jeanne qu’il est séropositif, celle-ci veut continuer, sans peur, à le fréquenter...

« Un film joyeux sur un sujet dramatique »  

Jacques Martineau évoque pour nous la genèse particulière du film : « Le projet a été initialement pensé en 1993. Le dernier film de Jacques Demy, Trois places pour le 26, était sorti en 1988 : depuis sa mort, il y avait comme un manque, et surtout une envie de joie autour du genre musical. A l’origine de Jeanne et le garçon formidable, il y avait aussi l’idée d’un personnage féminin central. Ensuite, en tant que militant d’Act Up, j’ai développé le récit autour du sida. C’était ma seule et unique préoccupation de l’époque :raconter l’histoire que je venais de traverser, et qui n’était pas encore totalement finie dans les années 1990. J’ai toujours trouvé logique qu’on puisse faire un film joyeux sur un sujet dramatique. Le but était de dire que le sida, c’est une sacrée merde, et de faire pleurer les gens en sortant de la salle. Mais le film était aussi là pour célébrer la vie et pour s’opposer à une grande partie de la production intellectuelle autour du sida qui était au contraire très morbide, avait quelque chose à voir avec une espèce de vérité de la maladie. Or je me disais que cette maladie n’avait aucune vérité - la seule vérité est du côté de la vie, de la mort, de l’amour et de la sexualité. Donc faisons un film qui célèbre le droit de continuer à être libre sexuellement malgré le sida, puisqu’il suffit de se protéger et d’être un peu vigilant. »

FLASH BACK : « Jeanne et le garçon formidable » d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau (1998)

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« Etre ancré dans le réel de l’époque »

Le duo de cinéastes décide aussi de travailler la question du réalisme, comme le confie Olivier Ducastel : « On voulait que le film soit très ancré dans le réel de notre époque. On tenait à ce que Jeanne travaille dans une entreprise identifiable et on a trouvé ces locaux chez Jet Tours. On a dû leur demander si on pouvait utiliser le nom de la société, ils ont hésité puis ont finalement dit oui. Et puis c’est un voyagiste, donc une entreprise qui vend du rêve et qui vend un peu du rien… » Cet aspect donne au film une évidente dimension politique, confirmée par Jacques Martineau : « Je me suis laissé traverser par l’époque et par ce que j’avais sur le cœur. La première chanson sur les employés de nettoyage de l’entreprise n’était pas prévue dans le scénario, mais j’étais allé dans une manifestation contre les lois Balladur qui voulaient revenir sur le droit du sol et j’étais tellement indigné que j’ai conçu cette chanson chantée par des étrangers en situation précaire. On donnait la parole à des personnes qui d’habitude ne parlaient jamais. Et les discours politiques autour du sida dans le film ne sont pas autre chose que des tracts d’Act Up. J’ai passé quatre ans à en écrire et ils sont ici repris sous forme poétique et musicale. Je pense aussi qu’il y a là du Balzac, auteur sur lequel j’ai fait une thèse universitaire. C’est une erreur de croire qu’il faut se détacher du monde : le mieux est d’être ancré dans le réel, sans forcément faire du réalisme. »

Ducastel et Martineau, garçons formidables

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« Un projet politique et mémoriel » autour de Jacques Demy 

Pour ce qui est de l’ancrage, le film bénéficia aussi au casting d’un adoubement inattendu puisque, aux côtés de la lumineuse Virginie Ledoyen, Mathieu Demy, fils de Jacques, incarne le garçon formidable du titre. Jacques Martineau raconte : « Notre producteur Cyriac Auriol connaissait Mathieu depuis longtemps et nous a proposé de le rencontrer. Ça me semblait hors de question, car on était en 1997 et la fable qu’entretenait alors la famille Demy/Varda était que Jacques Demy était mort d’une longue maladie et qu’il n’était certainement pas homosexuel. On se disait que ce serait abject de faire jouer à Mathieu Demy le rôle d’un homme qui meurt du sida. Mais Mathieu a lu le scénario et il a insisté pour faire le film car il venait d’apprendre depuis peu de temps que son père était mort du sida. C’était ainsi un vrai projet politique et mémoriel, qu’on a fait avec joie et dans l’idée de rendre sincèrement hommage à Demy. »

Cet élément modifia aussi l’approche artistique, se souvient Olivier Ducastel : « Le fait qu’il y ait Mathieu pendant le tournage atténuait le besoin de tenir tout un discours surligné autour de Jacques Demy. J’avais connu Jacques Demy et avais été assistant monteur surTrois pièces pour le 26, mais on s’est dit que c’était inutile de fabriquer dans le film des citations explicites et des clins d’œil directs. » Jacques Martineau nuance : « J’ai écrit le scénario en écoutant en boucle la musique d’Une chambre en ville. Les duos d’amour sont clairement inspirés de ce film de Demy. Mais c’était clair et net qu’il ne fallait pas faire pareil. Je voulais une bande-son qui ressemble plus aux années 1990, comme si on écoutait une bande radio, avec de la salsa, du tango... On voulait que chaque chanson ait son caractère et son genre, s’éloigner de la bande-son à la Michel Legrand. » De fait, le film bénéficie de magnifiques chansons et d’une brillante musique originale signée Philippe Miller.

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« Je m’attendais à ce qu’on fasse un million d’entrées »

Alors que la sortie du film approche, les articles de la presse au printemps 1998 s’avèrent excellents. Les entrées en salles ne furent par contre pas au même niveau. « Il y a eu une belle exposition en salles, mais le film a fait au final un peu moins de 200 000 entrées, ce qui est pas mal mais moins que ce que les distributeurs attendaient », détaille Olivier Ducastel. « Je m’attendais à ce qu’on fasse 1 million plutôt que 200 000. Disons qu’on a appris après cela à ne plus avoir d’attentes folles. » Comment expliquer aujourd’hui ce score timide au box-office ? « Le film renvoyait à l’époque les gens à des histoires douloureuses encore récentes. Le rapport au sida raconté dans les films n’était pas le même qu’aujourd’hui ou que dans 120 Battements par minute (film de Robin Campillo sorti en 2017, NDLR). Pour certaines personnes c’était trop violent et quand ils entendaient parler du film, ça ne leur donnait peut-être pas forcément envie », rappelle Olivier Ducastel. « Et pourtant, la première version du montage de 1h50 était encore plus dure. On a ramené le film à 1h37 en se concentrant davantage sur la musique et en raccourcissant les séquences d’hôpital, qui étaient au départ plus longues et rendaient le film encore plus triste. »

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Que ressentent désormais les deux cinéastes en revoyant le film 25 ans après dans la très belle restauration 4K qui sort ce 14 juin au cinéma sous l’égide de Malavida Films ? « Je suis en général contre la nostalgie », avance Jacques Martineau. « Mais quand je vois dans Fantômas le moment où il met sa caméra à l’extérieur et qu’on commence à voir les rues de Paris, je me dis qu’une des choses magnifiques du cinéma et de la fiction est qu’on peut documenter le réel. Et quand je vois aujourd’hui Jeanne et le garçon formidable, je trouve émouvant de revoir les visages de l’époque et d’observer un monde qui a disparu. Tous nos films suivants ont également tenu à cœur de mettre la caméra au milieu du monde. »

Jeanne et le garçon formidable d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau, Malavida (1 h 34), ressortie le 14 juin

Images (c) Malavida

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