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Nathan Silver : « Pour s’en sortir dans la vie, il faut faire du désordre »

  • Joséphine Leroy
  • 2024-06-26

Avec « Between The Temples », petit bijou indé présenté au Champs Elysées Film Festival, le cinéaste américain, trop peu connu en France, signe un film tendre, très personnel et vintage. Il y raconte les retrouvailles réparatrices entre le chantre Ben (Jason Schwartzman), chargé d’initier ses élèves juifs à la religion, et son ancienne prof de musique, Carla (parfaite Carol Kane), alors qu’ils sont tous les deux veufs. Sur la terrasse du Publicis, face à l’Arc de triomphe, on a parlé avec ce réalisateur très créatif des grandes idées qui traversent cette histoire de fantômes et de transmission. On a aussi évoqué l’état du cinéma indépendant, précieux en cette période tourmentée pour le cinéma américain.

Comment est née l’idée du film ?

Ça vient de ma mère. Elle a joué dans pas mal de mes films et elle m’en voulait parce que j’avais coupé ses scènes dans l’un d’entre eux. Elle ne voulait pas me pardonner. Donc pour me rattraper, j’ai fait un documentaire sur elle. Je l’ai suivie un peu partout, on est allés à son temple [une synagogue, ndlr] et j’ai découvert qu’à 65 ans, elle allait faire sa bat-mitsva. J'ai raconté cette histoire à un ami quelques semaines plus tard, lors d'une fête à Tribeca, et il m'a dit qu'il y avait un film à faire. Peut-être une version moderne de Harold et Maude [sorti en 1972, ce film d’Hal Hashby raconte la romance à la fois étrange et touchante entre un jeune homme suicidaire et une femme âgée pleine de vie, ndlr], où le personnage de Maude rencontrerait un jeune chantre ou rabbin, et tomberait amoureuse de lui. Cet ami a insisté pour que je l’écrive – c’était en 2017 ou 2018. Puis j’ai enrôlé mon coscénariste et collaborateur habituel, Chris Wells, et on s’y est mis.

Le rite de la barmitsva traverse le film. Qu’est-ce qu’il symbolise pour vous ?

Le début d’une nouvelle vie, le passage à l’âge adulte [qui marque l’accès à la majorité dans la religion juive, acquis à partir de 13 ans, ndlr]. En faisant sa bat-mitsva [une bar-mitsva mais pour les jeunes filles, ndlr], Carla devient une nouvelle personne. Et justement, ça m’intéressait de raconter ça du point de vue de quelqu’un qui est déjà adulte, qui a toute une vie derrière. Carla raconte à Ben qu’à 13 ans, elle n’a pas pu faire sa bat-mitsva, parce que ses parents étaient communistes, ils ne croyaient en aucune sorte à la religion, et qu’à la place, elle a eu ses règles. Tout comme ma mère, dont les parents étaient socialistes. Ma mère non plus n’allait pas au temple quand elle était plus jeune. A cette époque, très peu de filles faisaient leur bat-mitsva, c’était les années 1960... J’ai pensé à cette phrase de ma mère qui a toujours dit que quand elle a eu ses règles, elle a eu l’impression de subir une malédiction.

Un passage au cimetière, un repas familial : vous désacralisez beaucoup de moments cérémoniels. La scène du Shabbat est particulièrement épique, avec ses zooms et dézooms. Pourquoi teniez-vous à détraquer tous ces moments ?

Je me sens attiré par le chaos. Je trouve la vie à la fois extrêmement trépidante et très ennuyeuse. J’ai besoin d’être entouré de gens et en même temps, ils me rendent fou…  Je pense que le chaos vient toujours détruire des moments censés être amusants, heureux.  C’est cette tension que j’aime capturer dans mes films. J’ai l’impression que, pour s’en sortir dans la vie, il faut faire du désordre. La scène de shabbat oscille entre toutes sortes d’émotions. Ben est soulagé de faire sa grande confession, d’exprimer réellement ce qu’il pense devant sa famille, de ne pas être à leurs bottes, de ne pas suivre leurs attentes, tout en sachant que ça ne va pas bien se terminer. On a tourné la séquence avec deux caméras, en deux nuits, et en plein de versions. On a beaucoup débattu avec les acteurs sur le plateau.

L’esthétique du film rappelle beaucoup le cinéma des années 1970. Il y a quelque chose de rassurant avec cette image pleine de grains, la lumière tamisée… Le film est par ailleurs hanté par les fantômes.

On voulait éviter ce côté un peu désespérant du numérique, retrouver avec la pellicule une chaleur cinématographique. Sean [Price Williams, son chef opérateur, ndlr] et moi on a regardé beaucoup de films soviétiques des années 1970 qui sont tournés dans paysages arides. On a vraiment eu l’impression d’avoir réussi à capter cette qualité. Sur les fantômes, Ben surtout est hanté par beaucoup de choses. Comme dans la scène où il regarde sa barmitsva sur une VHS, il se demande comment il a pu passer d’enfant heureux à un misérable schmuck [du yiddish « schmok », qui veut dire abruti, idiot, ndlr]. Il hallucine que cette meilleure version de lui-même existe, ça le met en colère.

Sur le papier, le couple formé par Jason Schwartzman et Carol Kane – qui est beaucoup trop rare – n’est pas évident, mais à l’écran, ça fonctionne incroyablement. Comment avez-vous composé ce duo improbable ?

Le film a été écrit pour Jason. On savait qu’on le voulait mais on ne savait pas qui prendre pour le rôle de Carla. Je me remettais du Covid, j’étais dans un état fébrile, et j’ai soudainement pensé à Carol Kane. J’ai immédiatement appelé mes producteurs et mon co-scénariste. Ils étaient là : « Mais oui, évidemment que c’est elle ! » C’est comme si elle était devant nous tout ce temps et qu’on ne l’avait pas vue. On l’a contactée et il s’est avéré qu’elle avait envie de travailler avec Jason depuis au moins vingt ans. Depuis la sortie de Rushmore [de Wes Anderson, 1998, ndlr]. Donc on s’est vus sur Zoom tous les trois avec Jason, et dès que je les ai aperçus dans ces petites fenêtres l’un à côté de l’autre, en train de plaisanter entre eux, de se parler comme s’ils se connaissaient depuis des années, j’ai su que je tenais mon film. Carol Kane joue les seconds rôles dans les séries [comme la loufoque Unbreakable Kimmy Schmidt, ndlr], mais elle a commencé sa carrière avec Mike Nichols, Woody Allen, Hal Hashby... Elle avait été nommée pour un Oscar de la meilleure actrice pour Hester Street de Joan Micklin Silver, qui a beaucoup influencé mon film. J’adore les films dans lesquels elle a joué. Elle a carrière folle ! Elle a bossé avec des cinéastes qui sont mes héros. Et pourtant, ça fait des années qu’elle n’a pas eu de rôle-vedette. Pareil pour Jason. Donc remettre ces deux acteurs sur le devant de la scène, ça a été quelque chose génial pour moi.

Ben a deux mères lesbiennes, il tombe amoureux d’une femme plus âgée que lui… Comment ces choix qui vont contre le schéma familial traditionnel, dominant, se sont-ils imposés au scénario ?

Chris et moi on discutait de la manière dont les humains pouvaient se lier entre eux. On est parti de la relation entre Ben et Carla. On se demandait si on allait la rendre ouvertement romantique.  Et on se disait qu’eux-mêmes sont confus sur leurs propres sentiments, ils ne savent pas comment les articuler. Ça nous a amené à vouloir explorer d’autres sortes de relations, différentes formes de poursuite de l’autre. Pour le couple de mères, ça renvoie un peu aux blagues sur les mères juives, ce sentiment qu’avoir une seule mère juive, c’est déjà largement assez, mais alors deux… Comment vous faîtes ? C’était assez amusant de jouer avec cette idée. Et puis il y avait aussi cette idée de faire de Dolly [la belle-mère de Ben, ndlr], qui est convertie, un personnage beaucoup plus obsédé par les règles de la religion. C’est souvent le cas avec les nouveaux convertis, qui apprennent les textes et les interprètent plus littéralement.

Vous filmez souvent New York dans vos films. Là, vous semblez vous délocaliser. Où est-ce que vous avez tourné ?

On a complètement inventé ce décor. On a tout pensé autour du temple de ma mère, qui est à Kingston, et on a combiné plusieurs villes de l’Upstate New York. On trouvait ça marrant de créer notre petite ville à nous. C’est le genre de ville où je détesterais vivre. J’aime New York et Paris. J’ai besoin de bruit, même si je m’en plains toujours.

Vous avez cité Sean Price Williams, votre chef opérateur, qui a sorti son premier long métrage l’année dernière, The Sweat East. Qu’est-ce que vous partagez tous les deux dans vos méthodes ?

On suit nos instincts. On trouve des choses qui nous excitent et nous font oublier tout ce qui nous paraissait intéressant en théorie il y a des mois, quand on travaillait sur le scénario, qu’on tentait de prévisualiser les scènes... Sur le plateau, Sean ressemble beaucoup à un acteur, il réagit à ce que tout le monde fait. C’est comme ça qu’il tourne les films et ça se sent. De façon plus générale, sur ce film, les gens se sont sentis à l’aise. Ils ont contribué à le façonner et j’ai trouvé ça formidable. Leurs cerveaux fonctionnent tellement mieux que le mien… Ça a fait le film.

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Vous êtes un réalisateur très prolifique. Vous avez tourné neuf films en dix ans.

Oui, c’est mon neuvième film et pendant longtemps, je faisais un à deux films par an [il a notamment réalisé STINKING HEAVEN, 2015 ; The Great Pretender, 2018 ou C’est qui cette fille?, 2017, ndlr]. Mais le Covid est arrivé et ça m’a ralenti. En même temps, ça m’a permis de boucler celui-ci, qui est le film le plus long que j’aie jamais fait. J’ai aussi pu avancer sur d’autres scénarios.

Comment vous financez vos films ?

Par le passé, j’utilisais des sites de crowdfunding. Puis j’ai trouvé quelques investisseurs privés qui croyaient en mon travail, mais les budgets étaient très bas, je finissais avec environ 10 000$. Celui-ci a été financé par Ley Line Entertainment [société de production, derrière notamment Everything Everywhere All At Once, grand carton de l’année 2022, ndlr], qui a cru au projet dès le départ. Avoir plus d’argent amène plus d’opportunités, jusqu’à un certain point. Tout dépend vraiment d’où il vient. Personne n’a envie que son film soit contrôlé… Moi, j’ai juste envie d’écrire, je veux toujours faire des films librement, sans avoir à suivre les retours dictés par un studio qui ne se préoccupe pas de mon film. Tant qu’on travaille avec les bonnes personnes, tout va bien.

Cette année, le cinéma indépendant semble reprendre des couleurs, avec des cinéastes comme Joanna Arnow (La Vie selon Ann), Sean Price Williams, Tyler Toarmina (Ham on Rye), vous… Et, chose suffisamment rare pour être soulignée, la Palme d’or à Cannes a été attribuée à Sean Baker pour son film Anora. Quel regard vous portez sur l’état de ce cinéma d’auteur ?

J’adore Joanna, c’est une amie à moi ! Et le manager de Sean Baker, Adam Kirsch, est aussi le producteur de mon film. On est tous connectés. Cannes a pris beaucoup de petits films américains ces dernières années. Qu’Anora gagne la Palme, c’est une victoire pour tout le monde, c’est juste incroyable. Sean a toujours été soucieux de faire des films à sa façon. Et ça paye, enfin.

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Aux États-Unis, le box-office est en berne, les blockbusters ne font plus autant recette. Vous en pensez quoi ?

En France, ça ne va pas fort non plus, non ? On m’a dit que quatre cinémas je crois avaient fermé [dont le Bretagne, le Champs Elysées Marignan ou, dernièrement, l’UGC Normandie, ndlr]. C’est dingue. Je ne sais pas comment on peut faire en sorte d’amener le public à voir des films. Il y a bien A24 qui est capable de créer une excitation chez les gens, mais on ne comprend pas trop pourquoi certains films marchent, d’autres non. Ça n’a pas de sens.

Vous travaillez sur quoi en ce moment ?

Sur une série de scénarios. C’est un peu miraculeux d’arriver à faire un film du début jusqu’à la ligne d’arrivée. Je suis en train de réaliser que, plus le budget est important, plus c’est compliqué. J’essaie de faire des efforts. J’espère que je pourrai sortir quelque chose l’année prochaine.

La date de sortie française de Between The Temples n’a pas encore été annoncée.

Image : © Sean Price Williams

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