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[MOTS CROISÉS] Lukas Dhont : « On nous apprend depuis toujours à avoir peur de l’intime, de la fragilité, de la tendresse »
- Damien Leblanc
- 2022-10-25
Après « Girl », délicat drame sur la transidentité qui remporta la Caméra d’or et la Queer Palm au Festival de Cannes en 2018, Lukas Dhont revient avec « Close », bouleversant récit d’une amitié sensuelle entre deux préadolescents qui vire à la tragédie. Récompensé du prestigieux Grand Prix à Cannes, l’attachant cinéaste belge de 31 ans a été soumis par nos soins à des citations sur l’enfance, le chagrin et l’amitié, thèmes chers à son cœur et qui illuminent son film.
Le court Corps perdu de Lukas Dhont est disponible gratuitement jusqu'au 10 novembre sur mk2 Curiosity.
"Corps perdu" de Lukas Dhont
Voir le film sur mk2 Curiosity« Le bonheur n’est réel que lorsqu’il est partagé. » Christopher (Emile Hirsch) dans Into the Wild de Sean Penn (2008)
« J’avais le désir, dans Close, de parler de la masculinité. Mon père avait des difficultés à partager des choses avec moi, et c’était pareil avec son père, et avec le père de son père. Je suis le produit de ce manque de communication et j’ai donc voulu montrer, dans la première partie de Close, la beauté de laisser la possibilité à deux jeunes garçons de partager quelque chose qui est plus profond qu’une simple poignée de main. Ils partagent leurs secrets, leurs doutes, leur insécurité. Je voulais montrer ce partage, mais aussi ce que sa perte peut ensuite engendrer. Si on ne valorise pas assez ce bonheur partagé et qu’on nous dit de ne pas nous ouvrir à l’autre car c’est une faiblesse, on reste juste des îles les unes à côté des autres. Close montre que ce partage de bonheur est aussi une complicité et une coopération. »
« Girl » de Lukas Dhont : à corps perdu
Lire l'article« La peur est une brume de sensations. » Jules Renard dans Journal 1893-1898
« Beaucoup de gens choisissent la peur avant l’amour, puisqu’on nous apprend depuis toujours à avoir peur de l’intime, de la fragilité, de la tendresse. La peur est un sentiment puissant, qui est physique et qui prend beaucoup de place, jusqu’à empêcher toutes les autres sensations de s’exprimer. Enfant et ado, j’avais peur de moi-même, des émotions que je ressentais, des réactions de mon propre corps. Quand Léo, le personnage principal de Close, est d’un coup confronté au regard et aux attentes des autres quant au genre et à la sexualité, il se met à avoir peur de tout ce qui, au début, était naturel. Il a peur de cette fluidité et de cette liberté. Les normes de la société s’avèrent différentes de ce que lui ressent, et elles lui apprennent à avoir peur de son propre univers intérieur. C’est très universel, car nos existences sont cadrées dès l’adolescence par ces concepts extérieurs qui nous enferment. J’avais envie de montrer dans le film des personnages dont le cœur se trouve soudain assailli par la peur. »
« Les blessures d’amitié sont inconsolables. » Tahar Ben Jelloun dans Éloge de l’amitié, ombre de la trahison (Points, 2003)
« C’est une très belle citation. La pandémie m’a fait sentir l’importance de l’amitié, qui nous dévoile plein de choses sur nous-même et sur autrui. Le cœur brisé qu’on peut avoir à la fin d’une amitié n’est sans doute pas assez décrit comme une blessure forte. Quand j’étais un jeune garçon, je craignais la sensualité amicale avec les autres garçons et je pensais qu’être un homme consistait à aller vers certains stéréotypes pour être accepté. Et j’ai, à cause de cela, régulièrement pris mes distances avec des amis. C’est une blessure que je garde encore aujourd’hui dans ma vie d’adulte, et c’est ce dont parle Close. Une bonne partie de nos problèmes d’adultes viennent de ce moment, à l’adolescence, où on nous dit que c’est mieux d’être indépendant et focalisé sur soi. On nous coupe de notre monde intérieur. Si elle n’est pas forcément inconsolable, je dirais que la blessure d’amitié implique tout le monde ; c’est une blessure qu’on porte collectivement en tant que société. »
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Lire l'article« On cesse d’être un enfant quand on comprend qu’on est mortel. » Top Dollar (Michael Wincott) dans The Crow d’Alex Proyas (1994)
« Tu penses qu’il a voulu dire quoi exactement avec “mortel” ? Je suis un peu en désaccord avec cette citation. L’enfance est souvent représentée comme un moment de liberté, de rêve et de beauté où l’on n’est pas encore confronté à la noirceur. Mais, pour être honnête, je pense que la mortalité est déjà tout autour de nous quand on est enfant. Par exemple dans les fleurs. Parce qu’une fleur ça existe et ça meurt très vite. C’est tabou, quand on parle d’enfance, de dire qu’un enfant peut aussi se sentir très malheureux, et c’est difficile pour les adultes de penser qu’un enfant est déjà en connexion avec des sentiments plus sombres et plus durs. Dans la représentation de l’enfance, on insiste beaucoup sur les couleurs vives et la vitalité, mais moi, comme enfant, j’ai souvent connu le contraire : le nuage qui venait cacher le soleil. »
« Le cœur d’une femme est un océan de secrets. » Rose (Gloria Stuart) dans Titanic de James Cameron (1998)
« Même traduit de l’américain, je reconnais. C’est Titanic ! J’adore ce film, et cette phrase signifie selon moi que le secret agit parfois comme un dialogue intérieur. Avec Émilie Dequenne, qui joue Sophie, la mère du jeune Rémi, on a beaucoup travaillé le concept d’armure. Je me suis notamment inspiré du livre When Reasons End de Yiyun Li, qui raconte un incroyable dialogue fictif entre une mère et son fils qui n’est plus là. Notre personnage de Sophie ressent des choses personnelles qui n’appartiennent qu’à elle, et cette armure lui donne de la force. Les clichés et stéréotypes veulent qu’une mère réagisse de façon ouvertement émotionnelle, et on relie trop facilement la féminité à l’extériorisation d’émotions. Mais j’avais envie de montrer une femme et une mère qui réagit autrement et qui n’est pas forcément idéalisée. Elle conserve pour les autres personnages une part de mystère. Et moi je suis très à l’aise avec le mystère. »
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Lire l'article« Créer, c’est toujours parler de l’enfance. » Jean Genet dans L’Ennemi déclaré. Textes et entretiens (Gallimard, 1991)
« L’enfance est une période où on est confronté à son propre imaginaire et où on commence à transformer cet imaginaire dans des histoires. Et c’est vrai que mon enfance se trouve à la base de ma création, car je fais des films à cause de l’enfant que j’étais et pour lui. J’avais le sentiment de vivre des choses que j’étais le seul à vivre. C’est comme ça que notre cerveau marche quand on est enfant : tu es confronté pour la première fois au désir, à la culpabilité… J’étais un enfant solitaire, qui n’arrivait pas à communiquer ses émotions, et j’essaie donc aujourd’hui de les exprimer dans le cinéma et dans les histoires que je crée. J’extériorise l’intérieur. J’ai aussi l’impression de ne pas avoir assez vu représenté dans l’histoire du cinéma l’enfant que j’étais. Dans Les Quatre Cents Coups, L’Enfance nue ou Ratcatcher, qui sont de jolis portraits de jeunes garçons, j’ai eu le sentiment de ne pas me reconnaître complètement. Une amitié sensuelle entre garçons comme dans Close n’est pas une chose que j’ai énormément vue. »
« Tout ce qu’on fait dans la vie, on le fait pour être aimé. » Xavier Dolan, discours sur la scène du Festival de Cannes, 22 mai 2016
« Toute ma jeunesse est liée à cela. J’ai commencé, à un moment, à observer et à écouter les autres garçons – et c’est un peu là que j’ai commencé à devenir réalisateur – pour essayer de copier tout ce qu’ils faisaient, la manière de marcher, de bouger, de danser. Je voulais être aimé par le plus grand nombre, par le groupe, par la masse, car je pensais que le monde fonctionnait comme ça. Que pour appartenir à un groupe il fallait être comme les autres. Au début de ma carrière professionnelle, je voulais plaire et correspondre à l’image que les autres adoreraient. Mais, avec Girl, je me suis rendu compte que cette envie d’être aimé par tout le monde était trop violente et superficielle. Si tu es dans cette dynamique d’esprit, tu fais les choses pour autrui sans réellement penser à toi. Petit à petit, j’ai compris qu’il était plus important d’être aimé profondément par certaines personnes plutôt que par la masse. Et, réciproquement, c’est précieux d’aimer profondément certaines personnes et de leur donner la tendresse qu’elles méritent. Et ce processus dure ainsi toute notre vie : tenter de s’aimer soi-même et de soigner cet amour à l’intérieur de soi. En évoluant de la masse vers un groupe moins grand qui va recevoir davantage de ma part, je peux mieux m’aimer moi-même. »
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Lire l'articleClose de Lukas Dhont, Diaphana (1 h 45), sortie le 1er novembre
Portrait © Mayli Sterkendries