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Charlotte Gainsbourg : « J’ai eu, à un moment, un rejet complet du côté bordélique de ma vie. »
- Timé Zoppé
- 2021-12-06
En 2021, Charlotte Gainsbourg rendait un hommage espiègle à sa mère, Jane Birkin, dans le docu « Jane par Charlotte ». On republie aujourd'hui cet entretien, qui témoigne de leurs liens si doux.
L’actrice et chanteuse franco-britannique réalise son premier long métrage, Jane par Charlotte. Un portrait fait maison, sincère et tendre de sa mère, Jane Birkin, qu’elle filme à Paris, en Bretagne ou au Japon et qu’elle interroge sur la vieillesse, le passé et les liens familiaux. Sur la banquette cosy d’un grand hôtel parisien, Charlotte Gainsbourg s’est livrée avec une grande générosité sur sa famille et sa carrière, réagissant à des citations littéraires et à des répliques de ses films.
Image (c) Nolita Cinema
« Souvent, je me suis pas sentie responsable. Je me suis comportée comme une mère-enfant, (une) copine… Peut-être pas assez responsable. »
Jane Birkin dans Jane par Charlotte
« Ma mère n’est pas du tout femme-enfant, mais j’ai l’impression que ses émotions ont toujours été très fortes et qu’elles m’ont guidée, gamine. J’ai le souvenir d’une femme très fragile et très forte à la fois. Elle était là si on avait besoin, mais, à la mort de Kate [Kate Barry, la demi-sœur de Charlotte, est décédée accidentellement en 2013, ndlr], c’était une émotion trop forte pour qu’elle puisse faire attention à nous. Quand mon père [Serge Gainsbourg, ndlr] est mort [d’une crise cardiaque en 1991, ndlr], c’était pareil, d’autant qu’elle a perdu aussi son propre père deux jours après. Elle a eu une vie par homme, chaque enfant a un père différent, et je pense qu’elle était dévouée à chacun. C’est étrange de dire ça, mais j’avais le sentiment qu’elle appartenait à chaque homme. Depuis qu’elle est sans homme, je la ressens plus comme un individu. Comme ma mère, en fait. Dernièrement je lui ai dit : “Ce film, c’est un portrait de toi.” Elle m’a dit : “Non, c’est un portrait de toi qui me regarde, c’est des questions que tu avais besoin de poser.” Ses réponses, je les connais. Mais je voulais qu’elle entende mes questions. »
Image (c) Jean Ber/ COLLECTION CHRISTOPHEL
« L’amour que nous n’ferons jamais ensemble / Est le plus rare, le plus troublant / Le plus pur, le plus émouvant. »
Charlotte Gainsbourg dans la chanson Lemon Incest de Serge Gainsbourg, 1984
« Ça a fait beaucoup scandale à l’époque. Moi, je l’ai répété, je ne suis pas choquée, tout est dit dans le texte, il n’y a aucune ambiguïté. Bien sûr, il y a un jeu de mots avec le refrain, c’est tout ce qui faisait sa provocation. Bon, là, c’est de la provocation un peu facile… Le fait que ça ait choqué, à l’époque, ça ne m’a pas du tout marquée, parce que j’étais en pension, je n’ai rien vu. J’ai passé l’été suivant sur le tournage de L’Effrontée [de Claude Miller, sorti en 1985, ndlr], on ne m’a pas emmerdée du tout, puis le film est sorti et ça a été un succès. Aujourd’hui, plein de personnes me disent : “Mais, imagine, si ça sortait aujourd’hui, ce serait impossible !” Eh bien j’aimerais bien que mon père soit là pour en parler. Je ne suis pas sûr qu’il aurait fait différemment. Je trouve ça très beau d’adresser cet amour entre un père et une fille, qui doit être clair, c’est un amour effectivement très pur. Et je trouve que ses mots sont tellement beaux… Après, récemment on a beaucoup parlé de l’inceste, du pourcentage d’enfants victimes… les chiffres que j’ai entendus sont effrayants. Cette chanson qui traite de l’amour pur et sans violence ne donne pas une excuse à un comportement qu’il faut condamner lourdement. »
« Jane par Charlotte » : un hommage maternel espiègle
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Charlotte Gainsbourg dans sa chanson Lying With You, 2017
« J’ai tellement aimé mon père, je l’ai mis sur un piédestal. Cette chanson parle d’une période, à 19 ans, où j’étais sur le point de m’installer chez lui. On rentrait d’un voyage à La Barbade, ma mère lui avait dit de m’emmener parce que j’allais très mal. J’avais un énorme chagrin d’amour. Lui non plus n’allait pas bien. On était comme deux personnages un peu de travers, et c’était un vrai cadeau qu’il me faisait, on allait se retrouver sous le même toit pour la première fois. C’était vachement touchant. Je réalise tout ça maintenant que j’ouvre sa maison, que je regarde les objets, que je mets ça en perspective [elle prépare l’ouverture en 2022 d’un musée, la Maison Gainsbourg, dans son appartement rue de Verneuil, ndlr]. Et puis, voilà, quelques jours après il est mort. Ça m’a coupé les pattes. J’étais complètement handicapée. Un mois après, j’ai rencontré Yvan [Attal, avec qui elle est toujours en couple et a trois enfants, ndlr]. On a dîné et on s’est installé ensemble le soir même. Il a eu à s’occuper d’un pauvre pantin. Celui de la chanson, ce n’est pas mon père, c’est moi. »
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Lire l'articleImage (c) Collection Christophel - Prisma
« On avait dit : on ne parle pas du passé. »
L’héroïne jouée par Charlotte Gainsbourg dans Suzanna Andler de Benoît Jacquot (2021), adapté de la pièce de Marguerite Duras, 1975
« Marguerite Duras, ça a compté pour moi quand j’ai découvert La Douleur, c’était tellement fort, comme petit livre… Après, Benoît Jacquot m’a fait parvenir ce texte, Suzanna Andler, et j’ai eu envie de me l’approprier. Mais je suis une terrible lectrice… Moi, j’ai besoin de guides. Mon père m’a guidée toute mon adolescence, jusqu’à sa mort. Après, plus personne ne m’a aiguillée dans mes lectures, ce qui fait que c’est beaucoup plus décousu. Aujourd’hui, je lis, j’ai du plaisir à lire. Et puis j’oublie tout. Comme les scénarios que j’apprends, comme ce texte que j’ai connu par cœur. Je ne sais pas pourquoi, j’avale des trucs et il ne m’en reste rien. »
"Suzanna Andler" : de Jacquot à Duras
Lire la critique« I shut my eyes and all the world drops dead; / I lift my lids and all is born again. »
Vers du poème Mad Girl’s Love Song de Sylvia Plath, cités dans la chanson de Charlotte Gainsbourg Sylvia Says, 2017
« J’ai lu, j’ai avalé les poèmes de Sylvia Plath, et celui-là résonnait par rapport à ce que je voulais raconter. Je ne connais pas beaucoup de poètes. Bizarrement, je l’ai associée à une autre autrice, Flannery O’Connor, qui n’a pas écrit des poèmes mais des romans. Ma sœur Kate en était folle. Il y a aussi Joan Didion, j’ai vu un documentaire sur elle [Joan Didion. Le centre ne tiendra pas, visible sur Netflix, ndlr] et j’ai lu ses livres, qui m’ont marquée. J’ai l’impression que ce sont des femmes qui écrivent sur la douleur, l’amour, la perte, et que ce sont des sujets qu’on peut mettre en parallèle, même si elles ont des destins et des écritures très différents. »
Image (c) Collection Christophel - Prisma
« On peut rien demander à personne dans cette maison, on peut rien avoir de bien dans cette maison […] C’est p’tit, c’est moche et c’est tout. Salut ! »
Charlotte Gainsbourg dans L’Effrontée de Claude Miller
« Ça résonne vraiment avec moi, adolescente. Ce personnage n’avait rien de moi : le milieu populaire, le côté très rebelle… Mais ça me parlait beaucoup, car j’ai voulu échapper à mon milieu. J’ai eu, à un moment, un rejet complet du côté bordélique de ma vie. Bambou [la compagne de son père après la rupture avec Jane Birkin, ndlr] était incroyable avec moi enfant, elle s’occupait de moi comme une grande sœur. Mais j’avais aussi mon père, qui était génial, mais très alcoolisé. C’était compliqué à gérer à mon âge… Et du côté de ma mère, c’était un joyeux bordel. Quand je me suis installée à New York avec mes enfants, ma fille Alice s’est inventé une vie. Antichrist et Melancholia étaient sortis [en 2009 et 2011, ndlr], et Nymphomaniac était sur le point de sortir [en 2013, les trois films sont réalisés par Lars von Trier, ndlr], qui étaient des films lourds à gérer pour mes enfants. Alice m’avait dit : “C’est génial, on va tout recommencer, personne te connaîtra ! Est-ce que je peux dire que tu es boulangère ?” J’ai compris l’échappatoire à tout prix. »
« The House That Jack Built » de Lars von Trier : mauvais esprit
Lire la critiqueImage (c) Zentropa Entertainments Memfis Film
« Chaos Reigns. »
Un renard dans Antichrist de Lars von Trier (2009)
« Lars me manque beaucoup. Je réalise la chance que j’ai eue de le connaître, de comprendre sa manière de fonctionner, et d’avoir trois projets aussi différents avec lui. Peut-être qu’il m’a permis de lâcher prise sur le fait qu’on ne maîtrise pas tout. Sans doute qu’il a plus de contrôle que ça, qu’en fait il tire toutes les ficelles. Mais il me faisait croire qu’il fallait tout essayer, sans se poser de question. Et puis il y a un côté très accidentel. Il filmait tout. Il avait besoin que je me laisse aller et que je lui fasse confiance, donc que je ne freine rien et que j’aille dans toutes les directions. Depuis, je regrette quand c’est trop calculé. C’est ce que je cherche avec les albums, les prises de voix, l’écriture aussi : le côté accidentel, un peu chaotique si possible. Avec Gaspar Noé aussi [elle a tourné sous sa direction dans Lux Æterna, sorti en 2020, ndlr], c’était génial parce qu’il n’y avait rien de prévu. C’est pas qu’il s’en foutait, mais il laissait la place à l’improvisation. On s’amuse. »
Mots croisés — Gaspar Noé : « J’aime bien quand un film se rapproche du langage des rêves »
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