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Mohammad Rasoulof : « En Iran, chaque fois que j’ouvrais une porte, j’étais pris par l’angoisse que quelqu’un derrière me saute dessus »

  • David Ezan
  • 2024-09-06

[INTERVIEW] Septembre 2022, l’Iran vit un soulèvement historique, porté par le mouvement Femme, vie, liberté, à la suite de la mort de l’étudiante Mahsa Amini après son arrestation par la police des mœurs. Représentant d’un cinéma iranien qu’on dit underground, fabriqué sous les radars d’une censure tenace et persécuté par le régime, Mohammad Rasoulof s’empare de l’événement avec Les Graines du figuier sauvage, une fresque sublime, tournée au péril de sa vie. Rencontre avec un cinéaste désormais exilé, dont le film a été consacré par un Prix spécial du jury au dernier Festival de Cannes.

Comment avez-vous vécu le contraste entre votre fuite d’Iran et votre triomphe à Cannes ?

J’ai vécu tant de choses ces derniers mois qu’ils se sont écoulés comme des années [privé de son passeport, condamné à huit ans de prison ainsi qu’à des coups de fouet pour « collusion contre la sécurité nationale », il a franchi clandestinement la frontière en mai dernier, juste avant d’arriver au Festival de Cannes, ndlr]. J’ai encore besoin d’un peu de recul pour digérer la période. Je peux en revanche vous donner un exemple très concret : en Iran, chaque fois que j’ouvrais une porte, j’étais pris par l’angoisse que quelqu’un derrière me saute dessus. Désormais, je sais que je peux en ouvrir autant que possible, il ne se passera rien.

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À l’été 2022, vous étiez emprisonné, de même que le cinéaste Jafar Panahi, pour avoir signé un appel demandant aux forces de l’ordre de ne plus menacer de civils avec leurs armes. Comment avez-vous vécu le soulèvement populaire ?

L’impact sur la prison fut énorme, ne serait-ce que via l’arrivée de tous ces gamins arrêtés pendant les manifestations. Tous les jours, nous en rencontrions de nouveaux et les entendions nous raconter leur histoire. Et puis la façon dont la peur s’est emparée des agents du régime, des gardiens de prison m’a beaucoup frappé ; on pouvait la sentir très fort. Pour eux, c’était comme un tremblement de terre ! Malgré tout, nous étions conscients d’observer les événements par le petit trou de la serrure. J’en ai réellement mesuré l’ampleur une fois à l’extérieur. C’est là que j’ai décidé d’en tirer un film.

Pour Le diable n’existe pas, Ours d’or à la Berlinale 2020, vous aviez tourné des courts métrages afin d’échapper plus facilement à la censure. Quels stratagèmes avez-vous mis en place pour signer cette fois un long métrage de près de trois heures ?

Chaque partie du film nécessitait des stratagèmes différents. Pour les scènes tournées en ville, je n’étais pour ainsi dire jamais à proximité de l’équipe et des acteurs, je les dirigeais à distance. Je me souviens d’une scène où j’étais caché dans le coffre d’une voiture et où je donnais mes indications au talkie-walkie. J’étais à un kilomètre du tournage, mais je pouvais parfois me trouver à trente kilomètres ! [Il nous montre un selfie pris depuis un coffre de voiture, ndlr.] L’application FaceTime nous a été très utile, en particulier l’option « partage d’écran » qui permettait à l’équipe de me montrer le moniteur. Une scène aussi banale qu’une discussion dans un parking devenait un vrai défi. L’une d’elles a donc été tournée sur fond vert, puis je suis allé filmer le parking d’un copain et je l’ai incrusté en postproduction.

Quant aux scènes d’intérieur, je n’étais pas tout le temps présent, car nous étions soumis à des contrôles policiers. Il fallait absolument que je ne sois pas repéré, pour moi et pour tout le monde. Le but était de faire passer notre film pour un projet étudiant, quelque chose d’amateur. C’est pour cette raison que nous l’avons tourné avec une équipe très réduite, une petite caméra et très peu de matériel. Je dirigeais le tournage depuis mon appartement, dont la fenêtre donne ironiquement sur la prison d’Evin. Je préparais des plans du décor avec le maximum d’informations techniques, que j’envoyais à mon assistant.

Mais ce n’était pas toujours suffisant : un soir, alors que je dirigeais une scène à distance, je souhaitais par exemple que mon acteur avance ou recule davantage. Je me souviens d’avoir crié mes indications depuis chez moi, sans réaliser que personne ne m’entendait sur place. C’était tellement frustrant que j’en ai stoppé le tournage.

Les choses étaient plus simples après avoir quitté la ville, puisqu’on était dans un trou paumé. On campait sur place, près d’un bâtiment désert où il n’y avait qu’une salle de bains pour tout le monde. J’ai pu travailler presque normalement là-bas, même si je devais pouvoir m’extraire du plateau à tout moment. Et il va sans dire que j’étais quand même camouflé ! [Il montre un selfie sur lequel on le reconnaît à peine, affublé d’un large foulard et d’épaisses lunettes noires, ndlr.]

Dans ces conditions clandestines, comment avez-vous trouvé vos acteurs et actrices ? 

Dans ma situation, il est impossible d’organiser un casting conventionnel puisque je ne peux pas exposer le projet à n’importe qui. On se retrouve avec un nombre d’interlocuteurs très limité, quitte à reproduire le fonctionnement pervers de la République islamique, c’est-à-dire privilégier l’adhésion des individus à ses valeurs plutôt que leur compétence. Cela nécessite de faire passer des « tests » aux acteurs potentiels, sur des questions pas toujours artistiques : peut-on leur faire confiance ? Sont-ils, et elles, prêts à prendre des risques ?

Au départ, les candidats ne savaient pas qui serait le réalisateur. Pendant deux mois et demi, Setareh Maleki [qui incarne la petite sœur, Sana, ndlr] pensait tourner le premier film d’un jeune cinéaste… même si elle se doutait de quelque chose !

Pour le rôle de la grande sœur, l’actrice initialement prévue s’est désistée au dernier moment par crainte de représailles. Il faut savoir que le film demandait aux actrices de tourner sans voile, ce qui est formellement interdit par le régime. On a donc très rapidement trouvé Mahsa Rostami [lire son interview p. 28, ndlr], qui a accepté cette condition. Lorsque le tournage s’est terminé, elle craignait, comme beaucoup d’autres, la réaction de son entourage. Elle s’est rendue un jour chez son père, elle a avoué et il lui a répondu : « Ne me dis pas que c’est Rasoulof ? » Mahsa pensait qu’il la réprimanderait, mais il l’a félicitée ! Il était fier et impressionné que sa fille ait osé franchir le pas.

Enfin, je connaissais bien les comédiens qui incarnent les parents ; j’avais déjà tourné avec Misagh Zare [sur Un homme intègre en 2017, ndlr], qui m’avait confié ne plus vouloir travailler pour l’industrie officielle. Quant à Soheila Golestani, elle a été emprisonnée pour ses idées [incarcérée dix jours en 2022 pour être apparue sans voile dans une vidéo contestataire, elle a été libérée sous caution, ndlr], donc j’avais une totale confiance en elle.

Le film prend frontalement position contre le gouvernement iranien. Pendant la sortie du Diable n’existe pas, vous disiez déjà vouloir « arracher les masques » lors d’un entretien. Que vouliez-vous dire ?

Dans mes premiers films, j’avais plutôt recours à un langage métaphorique pour dénoncer les choses. Je le faisais pour pouvoir continuer de travailler, tout simplement ; c’était la seule solution. Et si je pensais « choisir » ces symboles pour leur portée poétique, j’ai peu à peu compris qu’ils découlaient directement du contexte totalitaire, un contexte qui vous prive jusqu’à la liberté de choisir vos propres métaphores. Autrement dit, vous ne les choisissez plus pour leur portée poétique, mais pour vous soumettre aux contraintes qu’on vous impose. À ce moment-là, elles ont perdu pour moi de leur beauté. Il fallait que j’en passe désormais par un langage plus frontal.

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La frontalité tient par exemple aux archives vidéo des manifestations, que vous montez comme le contrechamp de ce qu’observent les personnages. En tant que cinéaste, que représentent pour vous ces images ?

La nécessité était impérieuse d’offrir ce contrechamp, si ce n’est ce hors-champ, commenté par les personnages depuis leur appartement. Je n’avais pas la possibilité de barrer une route et de reconstituer une scène de manifestation, donc l’option des archives s’est présentée. Mais, en toute franchise, même si j’avais eu la possibilité, je n’aurais sans doute pas fait différemment. Je me suis posé la question : « Quelle image reconstituée pourrait bien égaler la puissance de toutes ces images réelles, qui ont tant circulé ? » Elles ont tellement marqué les esprits qu’il me fallait leur rendre justice. Je n’ai pas cherché d’images inédites ; j’ai puisé dans les plus connues, comme celle d’un policier qui vise et assassine en direct la personne qui filme. Non seulement pour replonger le spectateur dans ces moments historiques, mais aussi pour greffer une matière documentaire à la fiction. J’en suis revenu à la méthode de mon tout premier film, Gagooman [The Twilight, « le crépuscule », produit en 2002, ndlr], dans lequel la fiction comblait les images impossibles à obtenir sur un mode documentaire. C’est le principe inverse ici : lorsqu’on entend les slogans depuis la fenêtre, il s’agit de sons authentiques. De même que la plupart des récits puisent dans une matière documentaire : le père qui fait interroger sa famille, c’est tiré de ma propre expérience. J’ai moi aussi été embarqué dans ce type d’appartement, aux airs de cellule d’isolement.

Dans Le diable n’existe pas, vous filmiez un père de famille comme anéanti de l’intérieur par son métier au service du régime. Ici, vous prolongez cette réflexion à travers le héros masculin, un juge fraîchement nommé, confronté aux exécutions arbitraires qu’on lui demande de signer. Mais aussi à l’angoisse qu’on s’en prenne à lui et à sa famille…

La démarche est la même : cerner le profil, l’archétype des personnes qui nourrissent ce système. En l’occurrence un système à l’engrenage totalitaire, qui se doit d’attirer à lui et d’endoctriner certains individus. Je me suis demandé quelles seraient les caractéristiques psychologiques et historiques de ceux qui s’y dévouent corps et âme. Dans la construction du père de famille, il y avait une intention très forte : à mesure qu’il progresse dans la folie, il y a comme un retour en arrière progressif sur toutes les étapes de sa carrière. Il parcourt à nouveau les paliers qu’il a dû gravir pour accéder à sa promotion ; mais avec sa femme et ses deux filles cette fois, il redevient interrogateur, puis gardien de prison.

Dans le prologue du film, le père se rend de nuit jusqu’à une mosquée en plein désert. Qu’est-ce qu’il vous importait de transmettre dans cette scène ?

Le père avait prié pour obtenir sa promotion en tant que juge d’instruction. Pour rendre grâce, il se rend à l’ancienne mosquée de son village d’enfance ; celui où le récit débute et s’achève. C’est un prologue qui, selon moi, résume le ciment de la République islamique : endoctrinement et dévotion. C’est le cercle dans lequel cet homme s’enferme et va ensuite enfermer sa famille.

Un objet hante tout le récit : un pistolet, ramené par le père pour se protéger. Quel est le rôle de cet objet dans la narration ? 

Lorsque le père fait pénétrer le pistolet dans son foyer, il signale qu’on le lui a donné pour sa protection personnelle. Quand le pouvoir devient un moyen de protection personnelle, c’est forcément qu’il sous-tend une illégitimité : on se protège précisément parce qu’il y a une peur. Plus encore qu’un pouvoir répressif, le pistolet symbolise pour moi un pouvoir qui doute de sa légitimité.

La relation entre la mère et ses filles, l’une adolescente et l’autre étudiante, est passionnante, notamment pour ce qu’elle dit du choc générationnel à l’œuvre en Iran. Comment avez-vous imaginé ses ambivalences et son évolution ?

À un moment, la mère fait allusion à son enfance et au sentiment d’insécurité qui l’assaillait. C’est ce qu’elle a recherché en premier : la sécurité, en l’occurrence une sécurité purement matérielle. Quand le père assène à ses filles qu’il leur a « tout donné », il oublie de mentionner la liberté. Leur mère elle-même n’a pas conçu ce besoin : alors son mari s’est transformé en geôlier, lorsqu’elle s’échappe de la maison, elle remet encore son foulard puisqu’elle n’a rien connu d’autre. Elle continue de vouloir se couvrir, de vouloir faire bonne figure pour limiter les dégâts. C’est pour elle un synonyme de sécurité. Il faut la pousser jusque dans ses retranchements pour qu’elle réalise ce qui lui manque, à elle et à ses filles. La liberté, ce sont elles qui oseront d’ailleurs l’obtenir, pour leur mère, en son nom, et finalement avec elle.

Le dernier segment du film, brillant, se déroule dans un décor à l’allure presque surnaturelle. Comment l’avez-vous pensé ?

Je tenais à achever le film dans ces ruines près de Yazd, au cœur de l’Iran. Elles sont vieilles de quatre mille ans. Ce qui est intéressant, c’est qu’elles représentent pour moi l’histoire du pays, une histoire faite à la fois de beauté et de désolation. Dans certains plans de la séquence finale, on peut voir les plafonds s’affaisser : en fait, on assiste à un écroulement du pouvoir, tel qu’observé de nombreuses fois en Iran. Ce sont les couches les plus profondes de l’interprétation du film, mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Il y a un « après » à imaginer. Il se trouve que les femmes ont changé les règles du jeu. Or, l’avenir me semble encore difficile à anticiper…

Pendant la conférence de presse au Festival de Cannes, la jeune Setareh Maleki, qui joue la plus jeune des deux sœurs, déclarait : « Je n’ai pas d’espoir envers cette génération, mais une certitude. » Selon vous, qu’est-ce qui rend cette « certitude » possible pour la jeune génération ?

En ce qui me concerne, je n’ai aucune certitude. Tout n’est que circulation du pouvoir, partout. Je crois que l’accès au pouvoir est un moteur historique qui mène à des avancées, à des chutes, à des retours en arrière… sans qu’on puisse rien y voir de prévisible ni d’irréversible, à l’instar de tous les phénomènes humains. Ce que voulait signifier Setareh, c’est sans doute que la jeunesse est désormais prête à payer le prix pour accéder à ses désirs. Ce sur quoi on peut fonder un espoir légitime, c’est cette réalité objective : la jeunesse est désireuse de changement. Pour autant, cela fait cent cinquante ans qu’on parle de l’Iran comme d’un territoire où s’affrontent tradition et modernité. Est-ce la seconde qui l’emportera d’ici quelques années ? Je ne sais pas.

Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof, Pyramide (2h46), sortie le 4 septembre

Image (c) Pyramide Distribution

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