François Héran : « Ne racontons pas que nous sommes submergés et que l’identité de la France est menacée.  »

[mk2 Institut] Titulaire de la chaire Migrations et sociétés 
au Collège de France, le sociologue et anthropologue français François Héran rappelle, dans un essai précis et documenté, « Immigration. Le grand déni » , comment, à rebours des idées reçues, la France n’est pas en proie à une immigration massive et incontrôlée. Un travail utile et nécessaire qui nous éclaire sur la réalité des flux migratoires, souvent décriés dans 
les discours politiques.


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Le débat public autour de l’immigration repose selon vous sur une série de dénis et de contre-vérités, entretenus par les gouvernants eux-mêmes. Comment analysez­-vous ce décalage entre ce que les sciences sociales documentent et l’action politique sur les enjeux migratoires ?

Les données statistiques produites par l’État français ne sont pas prises en compte sérieusement par une grande part de la classe politique. Mais je dois reconnaître que, lors du débat parlementaire le 6 décembre dernier autour du projet de loi sur l’immigration, un certain nombre de considérations que je tiens depuis des années ont été intégrées par certains orateurs. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a expliqué par exemple à la députée Les Républicains Annie Genevard que l’on ne peut pas additionner des titres de séjour, des demandes d’asile et une estimation des clandestins sur la même année. Car, si l’on fait cette somme-là, on fait du « double compte » : les titres de séjour comprennent déjà en partie les titres attribués aux deman­deurs d’asile l’année précédente. Il faut toujours raisonner en proportions et pas en chiffres absolus. Ce qu’un étudiant en statistiques de première année comprend déjà très bien, mais qu’un ministre expliquait à un·e député·e. Du coup, vous voyez, je n’ai pas toujours l’impression d’avoir prêché dans le désert.

Beaucoup de politiques estiment que les titres de séjour augmentent sans cesse. Que leur répondez-vous ?

Depuis 2005, les titres de séjour ont augmenté d’environ 37 %. On entend souvent : « Cela n’a jamais été aussi important, c’est la faute à Macron. » Mais c’est stupide car, lorsqu’on regarde dans le détail, plus de 54 % de l’augmentation du nombre de titres de séjour est due à l’augmentation du nombre d’étudiants. Ce qu’il faut se demander est plutôt : est-ce que cette augmen­tation est supérieure à ce qui se passe chez les voisins ? Quand j’entends ceux qui accusent le laxisme et la lâcheté du gouvernement, cela m’afflige. Il y a une lame de fond mondiale, une augmentation générale de l’immigration. Or, chez nous, elle est relativement modérée ; vous ne pouvez pas traiter de la question de l’immigration si vous ne remettez pas en perspective la situation de la France dans le contexte de l’Europe de l’Ouest.

Dire la vérité sur l’immigration, est-ce l’ambition que vous fixez à votre statut d’intellectuel public ?

Mon rôle d’intellectuel public, c’est de remettre en perspective les phénomènes que nous vivons, de rétablir les ordres de grandeur. Quand on fait cet effort, on s’aperçoit que la situation de la France n’a rien d’exceptionnel, que l’on est plutôt assez bas dans le tableau pour la progression de l’immigration. Je ne cherche ni à minimiser ni à grossir la réalité de l’immigration, je cherche à en donner les vraies proportions, à en livrer la dynamique, à sortir du débat franco-français, comme il l’est très souvent dans le champ politique.

Quelles sont les principales contre-vérités que ne cessent de répéter les politiques ?

La première contre-vérité concerne la demande d’asile : nous serions, entend-on, submergés par les vagues migratoires. C’est complètement faux. Regardons combien de Syriens, d’Irakiens, d’Afghans, d’Ukrainiens ont pu déposer une demande d’asile dans l’Union européenne, et regardons la part que la France a prise à l’échelle euro­péenne. Nous représentons à peu près 17 % de la richesse européenne et 15 % de la population européenne ; or, à proportion de nos richesses et de notre population, nous n’avons enregistré que 4 % du nombre total d’exilés ! La France n’a pas pris sa part. Ne racontons pas que nous sommes submergés et que l’identité de la France est menacée. Cette pratique consistant à attiser les peurs, en trompant l’opinion, est scandaleuse.

Une deuxième contre-vérité ?

La vision manichéenne consistant à opposer les personnes en situation régulière et celles en situation irrégulière. On entend des députés qui déplorent que des sans-papiers occupant des emplois nécessaires dans des secteurs en tension ne puissent pas être régularisés, tout en dénonçant la présence des personnes irrégulières sur le territoire. Le discours du ministre Darmanin est lui-même contradictoire : il nourrit le sentiment manichéen selon lequel il y aurait deux espèces d’étrangers différentes, les réguliers et les irréguliers ; mais admet dans le même temps que l’on fait un sort insupportable aux sans-papiers qui travaillent. Ces positions ne tiennent pas compte de la réalité de l’exil, ce que les associations appellent la « loterie de l’asile », obligeant les exilés, lorsqu’ils butent sur les procédures légales, à vivre dans l’irrégularité. Or, entre la procédure et l’aventure, la frontière est mince.

Une autre contre-vérité ?

La très mauvaise lecture des contraintes juridiques de l’Europe. La thèse souverainiste en vogue consiste à dire que la France n’a plus de souveraineté juridique, que les décisions en matière de droit d’asile sont prises par le gouvernement européen des juges, que nous devons appliquer la Convention européenne des droits de l’homme, dont l’article 8 qui consacre le regroupement familial. Or, cet article 8 ne consacre pas de façon mécanique le regroupement familial ; il dit que c’est une liberté fondamentale de vivre en famille à condition que soit respecté l’ordre public. Toute la jurisprudence européenne met sans cesse en balance les intérêts de l’État et ceux des migrants. La jurisprudence est complexe ; des juristes se plaignent même qu’il n’y ait pas de caractère automatique du regroupement familial garanti par la Convention européenne des droits de l’homme. Quand les politiques exigent donc le retrait de la Convention ou la réécriture de l’article 8, ce sont des raisonnements simplistes, qui témoignent d’un amateurisme consternant face aux questions de droit. Faire comme si le droit européen était notre ennemi et bornait la souveraineté de la France, c’est totalement faux. Il y a une grande désinvolture dans la façon dont une partie de la classe politique analyse les rapports entre le droit national et le droit européen. Il y a une telle intrication entre ces deux droits qu’imaginer qu’on puisse en sortir avec une telle légèreté c’est confondant d’amateurisme.

 

« Immigration : en finir avec les idées reçues », rencontre avec François Héran,

le 23 mars au mk2 Bibliothèque à 20 h

tarif : 15 € | étudiant, demandeur d’emploi : 9 € | − 26 ans : 5,90 € | carte UGC/mk2 illimité à présenter en caisse : 9 €

Immigration. Le grand déni de François Héran (Seuil, 128 p, 11,80 €), en librairie le 3 mars