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Mikhaël Hers : « On peut faire revivre les disparus à travers un film »

  • Quentin Grosset
  • 2022-05-02

Dans le bouleversant « Les Passagers de la nuit », il arpente le quartier de Beaugrenelle et fantasme les eighties. Charlotte Gainsbourg y campe une femme larguée qui élève seule deux ados, recueille une flamboyante marginale (Noée Abita) et se réinvente auprès d’une animatrice d’émission de radio nocturne (Emmanuelle Béart). Avec sa sensibilité pudique, le cinéaste regarde cette famille élargie circuler dans une nuit peuplée de figures fantasmatiques. Rencontre.

Vous étiez enfant dans les années 1980. On sent que vous vous projetez dans tous les personnages de la famille d’Élisabeth, comme dans différents âges.

Oui, probablement. Dans tous les films, c’est un peu ça. C’est même un danger, parfois, de mettre sa voix dans tous les personnages. On est chacun d’eux, et en même temps il faut les caractériser suffisamment. Effectivement, j’étais enfant à l’époque. J’ai souvent eu le fantasme de vivre ces années-là en étant adolescent, un peu plus vieux que l’âge que j’avais réellement alors. C’est une période qui renferme quelque chose d’assez mystérieux. Le cinéma permet ça, de réinvestir des époques, de les approcher d’une manière nouvelle. Je suis très fan de musique et j’ai une fascination pour la deuxième moitié des années 1980. J’étais trop jeune pour vivre cette scène en direct, avec tous ces groupes anglais ou américains que j’écoute toujours.

« Les Passagers de la nuit » de Mikhaël Hers

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De vos sensations de l’époque – les couleurs, les voix, les sonorités –, qu’avez-vous retenu ?

On oublie, donc c’est toujours une réinterprétation. J’essayais de retrouver des extraits d’émissions de radio de nuit, la manière de parler des jeunes d’alors, c’était une gouaille et une tessiture très différentes. Le sentiment des années 1980, j’ai tenté de le restituer par la couleur, les vêtements, les décors, mais surtout par la multiplication des formats d’images. On a tourné sur plusieurs supports de pellicule, en 35 mm, mais aussi beaucoup avec une caméra Bolex 16 mm, et on a utilisé pas mal d’archives d’anonymes. Avec ce mélange, j’ai l’impression qu’on dépasse la reconstitution muséale.

Mikhaël Hers, ondes de choc

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Quand vous étiez enfant dans ces années-là, quelles images de cinéma vous ont marqué ?

C’étaient surtout des films américains, en fait. Je ne sais pas pourquoi, mais, à part les grandes comédies de l’époque comme La Chèvre, le cinéma français n’avait pas très bonne presse à la maison. J’ai vraiment grandi avec les Star Wars, les Indiana Jones, Stand by Me, E.T. L’extra-terrestre, Les Goonies…

Plus tard, de quelle manière avez-vous refantasmé les années 1980 à travers le cinéma ? On sent dans le film que Les Nuits de la pleine lune d’Éric Rohmer a une grande importance. 

C’est certainement parce qu’il y a là quelque chose de dépositaire de mon enfance : les œuvres qui me touchent le plus chez certains auteurs, comme Éric Rohmer ou l’écrivain Patrick Modiano [le premier moyen métrage de Mikhaël Hers, Charell, en 2006, était librement adapté d’un chapitre du roman De si braves garçons de Modiano, ndlr], sont celles qu’ils ont réalisées ou écrites dans les années 1980. Pour Rohmer, c’est vraiment un moment très resserré, celui où il a réalisé Le Rayon vert, Les Nuits de la pleine lune, L’Ami de mon amie… Mais je ne voulais pas spécialement lui rendre hommage avec ce film. C’est plus par rapport à la figure de l’actrice Pascale Ogier que j’ai glissé une référence aux Nuits de la pleine lune. C’était une personnalité, une voix si singulière…

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Il y a presque un côté Vertigo dans la manière dont vous faites revivre Pascale Ogier à travers Noée Abita. Elle joue Talulah, un personnage qui ressemble beaucoup à Ogier et avec qui les enfants (incarnés par Quito Rayon Richter et Megan Northam) d’Élisabeth, campée par Charlotte Gainsbourg, vont justement voir Les Nuits de la pleine lune au cinéma.

Pascale Ogier est une actrice qui m’a toujours fasciné. Je la trouve tellement inspirante, belle, puissante. Et puis ce destin tragique… [L’actrice s’est éteinte le 25 octobre 1984, à 25 ans, deux mois après la sortie du film de Rohmer, ndlr.] C’est un regret, j’aurais tellement aimé la filmer. Oui, on peut faire revivre les disparus à travers un film.

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Pascale Ogier évoluait entre ces cinéastes de la Nouvelle Vague, comme Jacques Rivette et Éric Rohmer, qui expérimentaient de nouvelles formes dans les années 1980, et en même temps c’était une icône « növo », une figure des « jeunes gens modernes ». Quel est votre rapport à ces deux bandes ?

Je suis plus fasciné par Éric Rohmer, mais il avait une place un peu à part dans la Nouvelle Vague. Je connais moins les films de Jacques Rivette, ils me laissent plus à l’extérieur. Mais le film de lui qui me touche vraiment, j’y fais référence dans le film, c’est Le Pont du Nord [sorti en 1982, dans lequel l’actrice joue avec sa mère, Bulle Ogier, ndlr]. Il y a toute cette déambulation, il met en scène un Paris en train de changer, de disparaître, je trouve ça très émouvant. Quant aux « jeunes gens modernes », je les connais surtout par la musique, les histoires autour de ces soirées incroyables, avec un truc très mondain. Récemment, j’ai découvert des groupes comme Ruth, et dans le film il y a une scène qui n’a pas été montée où un groupe rejouait une chanson de Deux, « Paris Orly ». Leur musique, synthétique et désuète, profonde et artificielle, est un curieux mélange.

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Élisabeth est quittée par son mari, elle se retrouve seule avec ses enfants, sans travail. Qu’est-ce qui, dans la sensibilité de Charlotte Gainsbourg, vous a amené à lui confier ce personnage ?

Pour moi, c’est une rencontre miraculeuse. Je voulais un personnage qui échappe : elle est parfois très démunie, désemparée, d’autres fois audacieuse, déterminée. Je la trouve par moments très naïve, et à d’autres, très perspicace. Je voulais qu’elle soit dans ce balancement continuel. Il s’avère que Charlotte Gainsbourg a ça en elle. En tout cas, c’est ce que je projette ; quand elle parle, tout son être transpire ça. Elle a une assise, et en même temps c’est la personne la plus délicate que j’ai rencontrée. Je me rappelle que, le premier jour de tournage, on a tourné la séquence où Élisabeth travaille dans une bibliothèque et doit démagnétiser des livres. C’était bien de commencer par ça, parce que d’un côté ce n’était pas essentiel au film, et qu’en même temps les choses les plus simples, ce sont celles qu’on a parfois le plus de mal à projeter sur les acteurs. Là, je ne sais pas comment elle a fait, mais j’étais bouleversé. Je me suis dit que c’était gagné. En faisant juste ces gestes-là, elle avait trouvé l’ambivalence que je voulais pour ce personnage.

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Emmanuelle Béart joue Vanda, une animatrice de radio qui fait beaucoup penser à Macha Béranger et à son émission de confessions nocturnes Allô Macha, diffusée sur France Inter de 1977 à 2006. D’où vient ce personnage dont l’apparition est brève mais extrêmement marquante ? Écoutez-vous beaucoup la radio la nuit ?

Oui, quand j’étais enfant, j’avais un Walkman et, quand je ne trouvais pas le sommeil, j’écoutais différentes radios. Mais pas Allô Macha, même si c’est vrai qu’on y pense en voyant le film. Ça me fascinait, ces voix, leur chaleur, je les imaginais comme des passerelles dans la nuit. Tout à coup on avait accès à une intimité, un morceau de vie. Dans les premières versions du scénario, ce personnage avait un rôle beaucoup plus important. Pour plein de raisons, il est devenu un peu plus périphérique, mais je pense que ça génère un imaginaire, une aura. Et puis, c’est intrigant, tout à coup elle disparaît dans le film. Vanda et Talulah sont deux personnages romanesques, qui répondent plus à des codes de cinéma. Les autres sont inscrits dans une réalité quotidienne, plus identifiable.

Dans l’appartement d’Élisabeth et de ses enfants, il y a une grande baie vitrée qui fait un peu penser à un écran de cinéma. D’où est venue cette idée ?

C’est une de mes premières envies. Je choisis quasiment tous mes décors pour la vue qu’ils offrent sur la ville. Là, c’est le quartier de Beaugrenelle [dans l’ouest du XVe arrondissement de Paris, ndlr]. On n’avait pas d’autre choix que de recréer l’appartement en studio, car les tours du quartier n’ont pas de balcon, donc qu’il n’a a pas de possibilité d’y poser une caméra et de tourner de l’extérieur.

Il y a une séquence très belle, un peu irréelle, où Talulah, presque fantomatique, se lève la nuit pour se pencher sur cette baie vitrée.

C’était un moment important pour moi. Elle retrouve ce sentiment du foyer. On imagine qu’elle a passé plusieurs jours dans la rue, et cet appartement lui donne cette sensation d’appartenance. Elle déambule effectivement comme un fantôme dans un lieu endormi. On a créé une circulation presque un peu ralentie, puis on la perd, elle passe derrière un mur, et on la retrouve via un jeu de miroirs. J’ai pensé cette séquence de manière sensorielle. 

Autre scène marquante dans l’appartement, celle où cette famille recomposée danse en s’étreignant sur du Joe Dassin. Cela passe par quelques regards, mais vous parvenez à un degré d’intimité très fort.

Le tournage de cette scène était assez compliqué. Ça peut vite être ridicule ou complaisant, ce genre de séquence, j’appréhendais. On filmait quatre personnes un peu en surplomb, et on tournait légèrement autour d’eux pour capter tout le monde. Paradoxalement, eux restaient trop immobiles… Il a fallu beaucoup de travail au montage pour créer l’échange. L’enjeu de cette scène, c’était le regard que porte Talulah sur cette famille. Elle voit ce qu’elle n’a jamais eu, ce sentiment d’appartenance à une famille élargie.

Le film porte d’ailleurs sur le croisement des regards, celui des enfants sur leur mère, de cette mère sur ses enfants, et d’une jeune fille marginale sur eux. Comment intégrer ça à cette danse ? Il fallait être émouvant sans être vulgaire. Il se trouve que cette chanson de Joe Dassin a cette dimension qu’ont les grands morceaux de variété. Elle est un peu kitsch, mais en même temps elle est généreuse, brillante, précieuse, et infiniment partageable. C’est rare d’avoir cette tension. « Et si tu n’existais pas… » Ces paroles quand même, ce n’est pas rien. 

Il y a la chambre de bonne qu’Élisabeth prête à Talulah et celle du fils, Matthias. Comment recrée-t-on une chambre d’ado ?

Je n’étais pas ado dans ces années-là, donc je l’ai recréée avec des choses que j’aime, qui visuellement ont du sens. Pour Matthias, c’est un mélange d’objets liés à l’enfance qui continuent à traîner, et de clins d’œil. À l’époque, le format pour écouter de la musique, c’était la cassette. Le simple fait d’en voir une est très évocateur. Les gens ne la verront pas, mais j’ai glissé une cassette de Gérard Manset [auteur, compositeur et chanteur – notamment du single « Il voyage en solitaire » (1975), ndlr] dans le décor. Je ne pense pas que Matthias l’écouterait. Quoique, pourquoi pas ? Matthias a envie d’écrire, donc ça pourrait. 

Dans les velléités d’écriture de Matthias, vous revoyez-vous au même âge ?

Oui et non. Moi, le cinéma, l’écriture, j’en rêvais depuis l’enfance, mais sans y croire vraiment. Matthias, dans la deuxième partie du film, est plus volontaire, il contacte des maisons d’édition, il est dans une démarche active. Ça, je ne me l’autorisais pas du tout. Là où je me retrouve, c’est dans le moment où il est un peu désemparé, encore dans l’espace des possibles. Il n’y avait pas de métiers qui m’attiraient. J’avais cette promesse un peu abstraite du cinéma, mais je n’avais aucune relation, alors c’était un peu désarmant. Et, en même temps, rien ne m’intéressait à part l’art et les rapports humains.

Vous avez une histoire avec le quartier de Beaugrenelle ?

Il me fascine parce qu’il est difficile à cerner, avec ses grandes esplanades et ses hautes tours qui surplombent. Il paraît comme sorti de terre dans les années 1970. Effectivement, c’était un quartier où j’allais au cinéma quand j’étais jeune ado. Je l’associe aux premières sorties, et il a aussi ce côté résidentiel. Cette double nature est très inspirante d’un point de vue cinématographique, et je trouve les lieux très emblématiques de cette période. J’ai été très marqué par L’Ami américain (1977) de Wim Wenders, dont une grande partie se passe là aussi, dans le XVIe, le XVe. La nuit à Beaugrenelle, ça a beaucoup changé. C’était un vrai problème au tournage, ça. Les phares de voitures, la lumière des lampadaires sont aujourd’hui beaucoup plus blancs ; avant, c’était plus jaune. Ça donnait une personnalité très différente à la ville. La nuit n’a plus le même aspect : maintenant, c’est très clair, très net.

La scène d’ouverture du film recrée l’effervescence du 10 mai 1981, date de l’élection de François Mitterrand. Ce moment qui a vu l’arrivée de la gauche au pouvoir a été un espoir, puis une désillusion le reste du mandat. Est-ce que cela pèse sur vos personnages, les sept ans que dure le film ?

Inscrire le film dans cette grande histoire, ça permet de reconnecter chacun à l’intimité de l’évènement. J’étais très petit lors de cette élection, j’avais 6 ans. Pour moi, c’est une image originelle de mon histoire d’enfant, qui concerne le monde, et je n’ai pas les codes pour décrypter ce qui se passe. J’ai essayé de replonger mes personnages dans cet état : ils sont comme spectateurs, sans vraiment participer à la liesse. La famille est dans la voiture et va vers l’appartement. On ne voit pas le mari d’Élisabeth, qui l’a en fait déjà quittée. C’est comme si, dans ce grand moment collectif de joie, il y avait ce signe d’une désillusion à venir. Cette promesse de l’élection a été de très courte durée, et on continue d’en cultiver les renoncements aujourd’hui. C’est la limite de réaliser un film, on revoit toujours les époques passées à l’aune du présent.

C’est aussi ce qui vous permet d’être à la fois nostalgique et contemporain.

C’est une histoire de champ lexical, mais je ne me reconnais pas dans le terme de nostalgie. Il porte quelque chose de résolument tourné vers le passé, comme une sorte de regret. Moi, je ne regrette pas. J’aime ma vie maintenant et je n’idéalise pas les années 1980. C’est sûr que c’est un film mélancolique, avec la volonté de filmer une époque révolue, tout en essayant de voir son empreinte sur le présent. Antoine de Saint-Exupéry disait : « Je suis de mon enfance comme d’un pays. »

Les Passagers de la nuit de Mikhaël Hers, Pyramide (1 h 51), sortie le 4 mai

Photographie : Marie Rouge pour TROISCOULEURS
Images (c) Pyramide Distribution

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