Si Mikey Madison devait être résumée en un seul son, ce serait un cri. Dans le reboot de Scream sorti en 2022, l’actrice s’extirpait d’une maison en hurlant dans la nuit. Pour sa première apparition dans la série Better Things, en 2016, alors qu’elle n’avait que 15 ans, elle braillait sur sa mère, en bonne adolescente en crise – crise qui durera cinq saisons. Brad Pitt la croisait en groupie de Charles Manson dans Once Upon a Time… in Hollywood en 2019, avant qu’elle ne hurle pendant plus de deux minutes et trente secondes (on a compté) lors du massacre final.
Enfin, surtout, dans l’une des plus mémorables scènes d’Anora, le film de Sean Baker auréolé de la Palme d’or à Cannes cette année, et pour lequel beaucoup lui prédisaient un Prix d’interprétation, la jeune femme se débat sur un canapé en rugissant.
Ses parents, tous deux psychanalystes, y verraient peut-être la preuve qu’avec le jeu leur fille, pourtant si introvertie dans la vraie vie, a trouvé son exutoire et que c’est devant la caméra qu’elle a conquis le moyen d’élever la voix. À 25 ans, la sienne compte désormais parmi celles qui rendent le cinéma américain indépendant plus mainstream.
Car c’est cela, d’abord, qui intrigue quand on se penche sur le parcours de Mikey Madison : sa capacité à se faire entendre. Sean Baker n’a pas seulement écrit pour elle le personnage d’Anora, travailleuse du sexe qui voit dans un mariage précipité avec le fils d’un oligarque russe l’occasion de se sortir de sa modeste condition. Il l’a écrit avec elle.
« Il avait vu Scream le week-end de sa sortie [aux États-Unis, en 2022, ndlr] et a décidé d’appeler mon agent le lendemain », racontait l’actrice à Deadline en mai dernier. Celle qui n’imagine pas vraiment, du haut de ses quelques seconds rôles, avoir attiré l’œil d’un cinéaste indépendant en est « tombée de sa chaise ».
Pendant un an, elle échange avec Sean Baker sur le projet, sur ce personnage extraverti et new-yorkais, soit à peu près tout ce qu’elle n’est pas. Elles ont tout de même un point commun : le goût de l’effort.
Avant le tournage, la Californienne travaille avec un coach vocal pour trouver l’accent de Brooklyn, apprend le russe, passe plusieurs mois dans les rues de la Big Apple, et fréquente assidûment les clubs de strip-tease du quartier de Brighton Beach pour s’imprégner du phrasé et du vécu de toutes les véritables Anora.
De bout en bout, l’actrice participe à l’esquisse de celle qui préfère qu’on l’appelle Ani, rêveuse pathétique et admirable à la fois, jusqu’à finir, après avoir sué sang et eau pendant des entraînements de pole dance, par cocréer les chorégraphies de son personnage.
CANNES 2024 · « Anora » de Sean Baker, diamants sur canapé
Au départ, son dada est tout autre : dans sa famille, la passion de l’équitation se transmet de mère en fille. Mikey Madison est posée sur une selle avant de savoir marcher, passe sa jeunesse dans un ranch et se voit déjà cavalière.
Les films de Woody Allen, Quentin Tarantino, Martin Scorsese ou Sofia Coppola, vus avec son père, lui trottent bien dans la tête, mais la traversée de carrières au galop l’appelle. Il faudra que sa sœur épouse un scénariste et qu’elle découvre River Phoenix dans Stand by Me et Jennifer Lawrence dans la saga Hunger Games pour décider de s’inscrire à un cours de théâtre. De là à en faire son métier, il y a un gouffre, qu’elle franchit à l’appel des tripes. Ou plutôt, comme elle l’explique dans les colonnes d’Esquire, d’un « impérieux désir ». « J’ai eu un élan vers plus de connexion avec les autres, je voulais expérimenter quelque chose de plus émotionnel que ce que je faisais jusqu’ici. »
La « fille sage » qu’elle a, de son propre aveu, toujours été, apprend alors le bénéfice du risque. « C’est lorsque je me suis donné la permission de rater, d’être ridicule ou de ne pas être parfaite que cela a commencé à marcher pour moi », analyse-t-elle auprès du média américain.
L’art de la juxtaposition
C’est peut-être cette dichotomie qui explique l’impressionnant jeu de bascule dont Mikey Madison use pour tous ses rôles. Dans Better Things, celui de Max, fille aînée d’une mère célibataire, l’exigeait : on ne passe jamais aussi bien, en quelques secondes, de la résignation de petite fille à la colère brûlante que lorsqu’on a 17 ans. Mais l’actrice a ensuite transformé sa bouille ronde de bonne copine en visage de tueuse en série pour le retour de Scream, manié l’art de la juxtaposition du sourire angélique et des envies de meurtre chez Tarantino.
Dans Anora, elle navigue avec une aisance impressionnante de la créature fantasmagorique à la girl next door, de la comédie burlesque à la solitude la plus béante. « Elle peut tout jouer. Être à la fois terrienne et extraterrestre à l’écran », salue d’ailleurs Sean Baker en interview pour TROISCOULEURS. Nombreuses sont les actrices capables de faire de grands écarts d’un film à l’autre. Mikey Madison, elle, et c’est plus rare, n’a besoin que d’un plan.
Tout jouer et ne rien s’interdire, voilà jusqu’ici la ligne de conduite qui l’a menée de la franchise au summum du cinéma indépendant. On la sait peu encline à s’enfermer dans ce qu’elle connaît (« deux tueuses au couteau, c’est suffisant », plaisante-t-elle auprès du Hollywood Reporter). Marchant à l’affect, elle serait prête à supplier de pouvoir rendre justice à un personnage féminin qui l’attire tout comme à dire oui sans avoir de scénario.
Son expérience avec Sean Baker lui a aussi donné le goût de la collaboration plus que de la simple obéissance devant la caméra. Une rareté, là aussi, quand on a 25 ans, dans une industrie qui n’écoute pas beaucoup les femmes, a fortiori quand elles sont jeunes, et encore moins lorsqu’elles n’ont aucun poids sur les réseaux sociaux – Mikey Madison les évite comme la peste.
La petite fille sage liste toujours dans un fichier Google Docs les noms des cinéastes avec lesquels elle aimerait travailler. L’actrice intrépide rêve de western pour faire enfin la synthèse entre son amour du cheval et celui du cinéma. « Je veux en permanence me mettre là où je ne serai pas à mon aise, résume-t-elle auprès d’Esquire. Je veux m’obliger à apprendre constamment et à devenir chaque jour une meilleure actrice. »
Ne jamais se croire arrivée, repartir le couteau entre les dents. Un peu, finalement, comme son personnage chez Quentin Tarantino. Le temps d’un monologue en voiture, tremblante de rage et d’excitation, elle s’exclamait : « Regardez où nous sommes ! Nous sommes à Hollywood, putain ! »
Anora de Sean Baker, Le Pacte (2 h 19), sortie le 30 octobre
Images © 2024 Anora Productions, LLC