Le vent muet dans « Le Guépard » de Visconti

Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, de film en film, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : un vent fatal dans « Le Guépard » de Luchino Visconti (1963).


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Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Geste inattendu d’un acteur, couleur d’un décor, drapé d’une jupe sous l’effet du vent : chaque mois, de film en film, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : un vent fatal dans Le Guépard de Luchino Visconti (1963).

C’est le vent, peut-être, qui a défiguré les statues du générique, rongé lentement la pierre blanche des joues, des cheveux, des épaules. Depuis combien de temps sont-elles là, dans le jardin de Salina, à résister au supplice de ce vent méridional qui a fait plier des générations d’oliviers, combien de temps debout devant l’éternité du ciel et des montagnes de Sicile ? Au fond de l’allée, le palais de Salina attend Visconti, qui s’approche doucement dans le vent et la lumière ocre. La caméra avance et le palais reste de face, si bien fondu dans la montagne qu’on dirait qu’il n’y a de lui qu’une façade, un décor de carton-pâte abandonné à la canicule ; ou que le palais est un vestige nabatéen taillé dans la roche même. Soudain la musique de Nino Rota, qui pleurait pour les statues, s’éteint: le générique se termine, on est assez près, on va entrer dans le palais, qu’on jurerait vide malgré la prière échappée des fenêtres où de grands voiles blancs dansent avec le vent. C’est à travers l’un de ces voiles, finement brodé, qu’on les voit pour la première fois. Les femmes, d’abord, à genoux pour le rosaire et comme clouées au sol par leurs lourdes robes noires. Et puis le prince Salina, Burt Lancaster en vieux lion morose, ses genoux sur un linge blanc et devant lui, ouvert sur un fauteuil de soie, le livre de prières.

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Au rosaire se mêlent alors, petit à petit, des voix parasites, venues de dehors troubler et rendre un peu absurde la solennité de la cérémonie. Les voix arrivent du jardin: on y a trouvé un soldat mort. Les hommes de Garibaldi ont débarqué à Marsala, le crépuscule tombe sur l’aristocratie en pleine prière. Le vent suffit à raconter tout ça, il est le messager du temps, qui souffle sur les statues debout et les aristocrates à genoux jusqu’à les faire s’effriter complètement. Plus tard, d’ailleurs, une autre messe verra Salina et les siens réduits à des pantins de poussière, marqués par le vent de leur condition de vestiges. Le bal tout à la fin ne les ressuscitera que dans leur mort fatidique – un bal de vampires. «Tu courtises la mort », dira au prince son neveu Tancredi. Mais c’est la mort qui a flirté la première, dans ce vent venu dire dès l’entame du film l’inéluctable travail du temps. Et si ce vent est si loquace, c’est paradoxalement qu’il est muet. Tout le génie de la scène est là, dans ce vent qui ne fait aucun bruit mais qui envahit tout par l’image. Le mouvement des voiles brodés en est le premier signe, enveloppant d’un seul et même linceul le palais condamné, balayant violemment les corps massés dans la prière. Mais le plus saisissant est que ce mouvement se répercute partout: sur les vitrines encombrées de reflets, et sur les visages surtout, où il fait ondoyer des griffes d’ombre venues torturer la piété immobile. Les corps tiennent bon, les doigts se serrent sur les chapelets, mais l’agacement par ces ombres funestes signale sans attendre qu’ils sont tous perdus : leurs prières, dit le vent, chantent leur propre enterrement.

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