MICROSCOPE — « La Bête humaine » de Jean Renoir

Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Chaque mois, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : une morsure sonore dans La Bête humaine de Jean Renoir (1938). Lantier est heureux, ça ne lui arrive pas souvent. Tellement heureux dans les


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Comme le diable, le cinéma se loge dans les détails. Chaque mois, nous partons en quête de ces événements minuscules qui sont autant de brèches où s’engouffre l’émotion du spectateur. Ce mois-ci : une morsure sonore dans La Bête humaine de Jean Renoir (1938).

Lantier est heureux, ça ne lui arrive pas souvent. Tellement heureux dans les bras de Séverine qu’il oublie de se méfier : de lui, à qui le désir fait tuer les femmes ; d’elle, que l’infamie des hommes a transformée en panthère. La Bête humaine n’est pas seulement l’un des plus beaux films du monde, c’est aussi une répétition de La Féline de Jacques Tourneur, quatre ans avant, et paradoxalement plus complète. Car la pulsion n’y transforme pas que la femme, en panthère, mais aussi l’homme, en machine. Jean Renoir filme la rencontre fatale d’un chat et d’une locomotive. Il avait compris avant Tourneur et Val Lewton qu’en fait d’actrice, Simone Simon était un chat : c’est même pour ça qu’il l’a choisie, les archives en attestent, ainsi que la première scène qu’il lui donne ici, avec dans les bras un chaton laineux qu’elle pétrit d’un geste de tendresse inquiétant.

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Et puis cette réplique, dite sur fond de pluie par Pecqueux, le merveilleux Julien Carette, à Lantier/Gabin : « Ces femmes-là, c’est comme les chattes, ça aime pas se mouiller les pieds. » Lantier, lui, est une locomotive, et c’est auprès d’une de ses semblables, Lison, compagne de vitesse, de fer et de fumée hurlante, qu’il se console d’être interdit d’aimer les femmes. Quand il parle de son mal, il dit : « C’est comme une grande fumée qui me monte dans la tête. » Et quand, tout au début, le film veut lui faire dire son premier mot malgré la bande-son remplie du hurlement de Lison, que dit-il ? Rien : il siffle. De son mal, il dit également : « Quand je suis comme ça, je suis comme un chien enragé qui a envie de mordre. » Animal aussi, donc. Renoir : tous hommes, donc animaux, donc machines.

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Si La Bête humaine a si spectaculairement l’intuition de ce que déploiera le film de Tourneur, c’est qu’on voit vraiment Séverine se métamorphoser à mi-chemin, passer soudain de la moue douloureuse qu’elle prend pour dire, en traînant lourdement sur les m de ses mots tristes : « Vous m’aimez ? Mais faut pas m’aimer ! », au visage qui se durcit et aux gestes qui s’aiguisent et n’ont plus rien d’avachi. Et donc il y a ce geste en particulier, et surtout ce son. Séverine est dans les bras de Lantier, pendue à son cou, et soudain elle fait semblant de mordre, par jeu mais avec une assurance inattendue, pétrifiante, et on entend très fort, vraiment très fort, le bruit que fait dans ce geste le claquement de ses dents. Dans le silence où résonne ce son, qui forme à l’oreille l’image la plus précise qu’on puisse donner d’une bouche, il est d’un érotisme inouï. C’est une bouche et à la fois le tonnerre d’une guillotine qui s’abat sur ce qu’il restait d’espoir à Lantier.

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Il n’est pas exclu que la restauration du film ait décuplé l’incroyable présence des corps pendant les scènes intimes : un peu plus tôt, quand Séverine disait qu’il ne fallait pas l’aimer, on entendait son nez siffler très légèrement entre les mots. Mais c’est bien à Renoir qu’il appartient de nous faire entendre si près. Il y a deux ans, dans une admirable conférence à la Cinémathèque française, Bernard Benoliel rappelait cet élan qui, accompagnant chez Renoir le désir, fait voir trop près, au risque du flou (pour l’image) et de la brûlure (pour ceux qui regardent : l’amoureux et le spectateur). Le frisson de ce rapprochement obscène passe aussi par le son, et La Bête humaine accomplit là ce qu’aucun film de vampire n’a osé rêver : mordre le spectateur lui-même.