Masterclasse Julia Ducournau : « L’aspect grotesque du corps, particulièrement à l’adolescence, c’est quelque chose qui me charme énormément »

La réalisatrice française, palmée en 2021 pour « Titane », a donné une masterclasse animée par Ava Cahen, l’actuelle déléguée générale de la Semaine de la critique cannoise, ce mardi 15 novembre au Festival de Marrakech.


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« C’est l’histoire extraordinaire du corps humain qu’elle nous raconte, film après film. » C’est ainsi qu’Ava Cahen a introduit le cinéma de Julia Ducournau avant que celle-ci ne s’élance de son grand corps sur la scène de la salle royale du Palais des congrès de Marrakech. Bagues aux doigts, bracelet de force doré, sobre et élégant top blanc, grande jupe satinée et platform shoes noires : la réalisatrice de Titane allie à merveille la classe de rigueur pour ce genre d’événements et son bon goût pour le goth. Une allure incroyable, accentuée par la dichotomie entre son visage de mannequin et la mèche blonde qui en cache la moitié et qu’elle repousse régulièrement, comme pour conserver précieusement la trace d’un gimmick d’ado rebelle.

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Dès la première question portant sur le premier film qui l’a marqué, on comprend qu’elle a toujours composé avec une forme de noirceur. « A 8 ans, j’ai vu Cria Cuervos de Carlos Saura. Je me suis complètement identifiée à la petite fille. Quand je l’ai revu plus tard, je me suis dit que c’était un film très bizarre à investir en tant qu’enfant. Ça montre l’enfance dans son aspect le plus noir, le plus mélancolique, et la méfiance vis-à-vis du monde des adultes, la conscience qu’ils ne peuvent rien. »

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Quand Ava Cahen l’interroge sur son premier court métrage, Junior, présenté à la Semaine de la critique cannoise en 2011, Julia Ducournau avoue : « Evidemment qu’il y a pas mal de moi dans le film ! » On ne saurait mieux résumer ce court avec Garance Marillier (qui tiendra ensuite le premier rôle de Grave) dans le rôle-titre : « C’est l’histoire de Junior, 13 ans, garçon manqué et mal dans sa peau, qui se chope une gastro-entérite de la mort. Tout son corps se met à peler, et elle découvre sous sa peau des écailles androïdes reptiliennes. Voilààà ! » Dix ans avant Titane, le film mettait déjà parfaitement à jour le culte de la cinéaste pour le genre du body horror : « Je trouve ça passionnant, l’incertitude que le corps crée, ne pas savoir comment il va se comporter le lendemain. Aussi son aspect grotesque, particulièrement à l’adolescence, c’est quelque chose qui me charme énormément. Ça parait souvent inacceptable quand on parle de la trivialité du corps – je ne vous laisse imaginer quand on parle du corps des femmes… »

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Junior de Julia Ducournau (c) DR

CRONENBERG ET PASOLINI DANS LA PEAU 

Ses premiers chocs cinéphiles, c’était avec , mais aussi avec Pasolini (« Le premier film qu’on voit de lui provoque un séisme, ça nous craque en deux comme la croûte terrestre et ça nous ouvre à tous les niveaux : politiquement, esthétiquement, poétiquement. »), qu’elle a découvert de manière perturbante : « A 18 ans, je suis allée voir Salò à l’Accatone, une salle parisienne qui passe tous ses films. J’étais une jeune femme avec quatre hommes inconnus disséminés dans une salle presque vide. Un de mes plus grands plaisirs de vie, c’est partager le bonheur du cinéma dans une salle, sentir un lien qui se crée entre les spectateurs grâce au film. Avec Salò, c’était une expérience de malaise atroce. Mais le film lui-même m’a transformée. »

SCÈNE CULTE : « Salò ou les 120 Journées de Sodome » de Pasolini2685e976 4fe3 4801 aa8e c93a18bea0a7 salo

Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini (c) Carlotta

Comme Pasolini avec le scandaleux Salò, Julie Ducournau ne cesse d’explorer dans ses œuvres les ambivalences, les contradictions humaines, montrant des personnages qui cherchent la lumière en partant des tréfonds. Notamment corporels : « Le son est un outil très important pour moi car je fais un cinéma organique, les bruits de corps sont très présents. Même pour filmer une voiture : au début de Titane quand on voit un châssis, on a utilisé beaucoup de sons d’intestins, j’avais mis un micro sur mon ventre – j’ai fait ça pour tous mes films, ça m’éclate. Les sons permettent de rentrer en nous, dans l’expérience de notre corps. C’est pour ça qu’on utilise des ultra-basses au cinéma, ça fait vibrer votre cage thoracique et même parfois votre siège. Mais si vous le regardez sur votre ordinateur, vous ne l’entendrez jamais. Le système audio dans la matrice d’une salle permet de ressentir ces sons tous en même temps, ça tire des traits entre les spectateurs, c’est ça aussi qui fait le plaisir de l’expérience partagée. »

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Titane de Julia Ducournau (c) Diaphana

Interrogée sur le mutisme de la plupart de ses personnages, Julia Ducournau a avoué que le dialogue le plus problématique pour elle a été le dernier de Titane, quand les personnages de Vincent Lindon et Agathe Rousselle se disent « Je t’aime ». « Il y a eu 13 versions du scénario. De l’une à l’autre, ils le disaient, ils ne le disaient pas, etc. Je n’arrivais pas à savoir s’il fallait que j’écrive ce putain de dialogue. Au tournage, je n’arrivais pas à savoir si ça me heurtait l’oreille. Au montage, je le laissais, je l’enlevais… Je me suis demandé, déjà : « C’est quoi mon problème ? », et pourquoi c’était aussi effrayant, ces mots-là. En fait, parce que c’est à la fois essentiel et un poncif. « Je t’aime », on l’entend dans tous les films, dans toutes les langues du monde. Avec, à la fois on dit tout, et en même temps on ne dit rien. J’avais peur que ça enlève de la tension entre mes deux personnages dans cette scène où ils sont le plus en fusion. Finalement je l’ai laissé, car si c’était un poncif, ça voulait dire que nous tous, en tant qu’êtres humains, on ne pouvait pas faire sans. Quand mes personnages disent « Je t’aime », ils passent de personnages de films à héros. » La salle se met soudain à applaudir, prenant Ducournau de court. Elle lâche alors un ému et doux : « Oh merci, c’est gentil ! » qui tranche avec son énergie brute et son franc-parler – qu’on adore.

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À MORT 

Elle se fait de nouveau applaudir chaleureusement après avoir parlé d’une des premières scènes du film, dans laquelle le personnage principal (« On appelle ça une danseuse exotique mais c’est vraiment le terme le plus ringard de la planète… ») tue un homme venu la harceler après un show : « Il se trouve qu’il est tombé sur une psychopathe, qui n’en avait rien à foutre de le tuer. Je l’avoue, ça m’a fait du bien d’écrire cette scène ! » Dans l’extrait, on voit l’héroïne sortir un pic de ses cheveux et l’enfoncer dans l’oreille de l’homme, dont les yeux se révulsent et qui éructe de l’écume blanche par la bouche. Dans la salle, un spectateur demande à Julia Ducournau quelle est sa méthode pour représenter de manière précise des morts aussi peu conventionnelles. « J’ai un secret… sourit la réalisatrice. Mes parents sont médecins, c’est eux mes consultants. Vous ne pouvez pas imaginer les discussions que j’ai avec eux, du style : « Est-ce qu’on peut tuer quelqu’un comme ça ? »

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Titane de Julia Ducournau (c) Diaphana

On sent décidément bien le plaisir de Julia Ducournau à détailler son processus de travail et à discuter avec l’assemblée. On imagine alors le parcours qu’elle a fait pour sortir de son propre corps et transformer sa mélancolie d’enfance pour se relier aux autres par le biais du cinéma. Une intuition que vient confirmer, en quelque sorte, la réflexion qu’elle a tiré de sa conversation avec un autre grand cinéaste (qui a donné une masterclasse après la sienne) : « Je parlais avec Jim Jarmusch hier, qui me disait quelque chose de très juste : « On ne finit pas un film, on l’abandonne ». Si ça ne tenait qu’aux cinéastes, on continuerait pour toujours, on ferait dériver le film ailleurs, ça n’en finirait jamais. Il faut savoir abandonner le film et le donner au public, c’est lui qui le continue en faisant sa propre interprétation. »