Tu filmes beaucoup le regard de Lalo Santos, comme obsédé par ce qu’il a d’opaque. Qu’est-ce qui t’a intrigué dans ce regard ?
Lalo, je l’ai rencontré sur les réseaux sociaux. J’étais fasciné par la façon dont il mettait en scène sa propre vie. Il a créé un personnage à partir de lui-même, une espèce de macho mexicain, très viril, fort, et sexualisé. Il a trouvé une façon de vivre de son corps, qu’il utilise comme un outil de travail. En même temps, je voyais dans ses yeux qu’il était comme tout le monde. On se construit tous des personnages pour survivre, se protéger, se sentir moins seul. Quand j’ai rencontré Lalo en vrai, j’ai découvert que son image publique, ce n’était pas lui. Le film est donc né comme une invitation à mettre en scène sa vie – ce qu’il faisait déjà – tout en explorant d’autres facettes.
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Dans ton court métrage, Blue Boy (2019), tu filmais les regards caméra de travailleurs du sexe qui en même temps écoutaient des enregistrements de leurs aventures – il y avait alors comme l’idée d’un miroir tendu au spectateur.
Je suis passionné par la façon dont on réagit à des situations avec les mouvements de nos visages. Le regard parle beaucoup. Blue Boy, c’était un film sur ça, j’invitais des personnes à devenir spectatrices de leur propre récit. Ces regards en direction de la caméra, ce sont une façon d’amener le public à se poser des questions sur soi-même.
Le titre du film, Pornomelancolia, nous amène à projeter cette tristesse sur la figure de Lalo Santos. Pour autant, ta mise en scène n’est jamais démonstrative, tu n’insistes pas sur les signes de dépression. C’est plutôt la forme du film qui, en jouant sur la répétition, crée ce sentiment.
Ce concept de « Pornomelancolia » vient de Lalo. Un jour, il a écrit sur les réseaux que, si un jour quelqu’un écrivait sa vie, elle devrait s’intituler Pornomelancolia. Ce mot, c’est un reflet de ce qu’il vit : il montre son intimité sur les réseaux, et cette intimité devient un peu pornographique. On est dans un moment trouble du monde, en cette période post-pandémie. Je voulais qu’on sente ça à travers la forme du film. C’est aussi pour ça que je figure beaucoup d’écrans de portable, qui induisent une forme de distance, et en même temps, c’est aujourd’hui l’objet le plus intime qu’on a. C’est aussi là qu’on voit Lalo construire son personnage.
Ton approche des réseaux est ambivalente : à la fois Lalo fédère une communauté de fans qui le soutient et le valorise, en même temps il entre dans une forme de contrôle obsessive de son propre corps. Toi, quel est ton rapport aux réseaux ?
Je me reconnais vraiment là-dedans, même si je ne fais pas de porno. On nous demande tout le temps de réussir. Parfois, j’ai aussi l’impression de vivre à travers le regard des autres, de me perdre dans ce système pervers, qui nous détache de nos sentiments.
En dépeignant la tristesse d’un travailleur du sexe, tu aurais pu tomber dans un travers, la généralisation de sa situation, et par là, dans la stigmatisation, la sexophobie. Comment as-tu fait pour éviter ça ?
C’est très simple : en montrant qu’on est tous des humains. Ma façon d’essayer d’éviter de stigmatiser, c’est de trouver l’endroit où le spectateur pourra se connecter avec les personnages. C’est ma responsabilité d’artiste de donner de l’espace à cette parole des travailleurs du sexe.
La séquence où Lalo fait son coming out séropo est très belle, parce qu’elle est anti-spectaculaire, même chaleureuse avec tous les autres acteurs qui l’écoutent se confier.
Je voulais que le VIH soit un thème dans le film, mais pas le sujet central, que ce soit peut-être juste une scène, qui surtout ne verse pas dans le registre de la victimisation. Je ne savais pas du tout comment ça allait se passer au tournage, il n’y a pas de dialogues scénarisés : j’ai proposé aux acteurs de parler de comment ils se protègent ou pas, s’ils utilisent des préservatifs quand ils travaillent. Je les ai filmé pendant deux heures, en plan fixe, et j’ai attendu de voir où ça les menait. C’était à eux de choisir leur propre chemin. Ces scènes de conversations, je les aime beaucoup parce que ce sont là où la vie des personnes à l’écran apparaît sans être scénarisée.
Tu filmes un tournage de porno, mais tu parles surtout du travail au sens large : les cadences effrénées, la charge mentale, l’épuisement des corps… Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce motif du travail ?
C’est d’abord son côté performatif, cet aspect du capitalisme qui fait de nous des personnages, qui nous fait rentrer dans des rôles qu’on joue. Mais aussi la façon dont le travail structure nos vies, prend tout notre temps jusqu’à ce qu’on s’oublie, qu’on n’ait plus temps d’avoir des désirs, de réfléchir à ce qu’on veut.
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Lalo apparaît taciturne tout du long, mais il y a parfois des brèches où il lâche quelque chose, comme dans le tout premier plan du film où on le voit éclater en sanglots dans le reflet d’une vitre. Pendant tout la suite du film, on a alors comme l’impression de partager un secret avec lui.
Oui, pour moi, c’est comme un pacte. L’idée c’était d’offrir ce moment au spectateur qui va rester avec lui. C’est comme un jeu dans lequel il peut revenir à cette image, ce sentiment.
Un autre moment où voit Lalo se briser, c’est sur ce tournage porno où il prend un acteur qui crie qu’il a mal. Le réalisateur lui dit pourtant de continuer, l’intimant au viol. Quel était l’enjeu de cette séquence ?
On a tourné Pornomelancolia en même temps que se concevait le film porno dont on filme le tournage. On partageait les acteurs, certains techniciens. Et je voulais aborder la question du consentement, c’était pour moi essentiel dans un film qui prend pour contexte la pornographie. Le corps de Lalo est au service de cette industrie. Mais c’était important pour moi qu’il puisse à un moment trouver une limite, dire qu’il n’accepte plus, qu’il arrête. Ça me permettait aussi de le suivre ensuite dans son envie de devenir son propre patron, de faire son propre porno sur la plateforme Onlyfans [réseau social payant qui présente notamment du contenu porno autoproduit, ndlr]– ce qui correspond à une manière plus contemporaine de faire du porno. Pour lui, c’est alors le summum de l’émancipation de gagner de l’argent sans intermédiaire. Mais je voulais aussi voir s’il se confrontait à une illusion.
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Pour toi, y’a-t-il encore d’autres modèles à inventer dans le porno ?
En termes de représentations, c’est sûr que oui. Dans Pornomelancolia, on voit que les acteurs sont coincés avec cette figure de l’homme macho. C’est intéressant comment même le porno homo reproduit ce stéréotype. Je voulais critiquer cette masculinité stricte. Si c’est du point de vue du système, je pense que Onlyfans, c’est un peu curieux. D’un côté, c’est super que n’importe qui puisse faire du porno, peu importe avec quel corps ou quel genre. Mais c’est comme les réseaux sociaux, qui nous donnent l’illusion d’être aimés par des milliers de followers, alors qu’on est peut-être seuls. En tout cas, plus largement, je pense qu’on devrait trouver un système pour travailler moins, et prendre plus de plaisir.
Pornomelancolia de Manuel Abramovich, Épicentre Films (1 h 34), sortie le 21 juin
Images (c) Epicentre Films