- Article
- 5 min
« Mange tes morts » de Jean-Charles Hue
- Quentin Grosset
- 2020-06-10
Parmi les gens du voyage – une catégorie administrative désignant des populations de diverses origines –, on connaît les Roms et les Manouches, mais moins les Yéniches, une communauté originaire du centre de l’Europe. Le réalisateur Jean-Charles Hue (La BM du Seigneur) les a suivis et les a filmés pendant dix-huit ans à travers la famille Dorkel. Dans Mange tes morts. Tu ne diras point, son troisième long métrage, il raconte l’histoire d’une équipée sauvage et exaltante à bord du bolide de Fred Dorkel, que celui-ci retrouve en même temps que ses frères après quinze années passées en prison. En 2014, le cinéaste nous avait amenés à la rencontre de ses acteurs indociles, chez eux, dans un campement baigné par la grisaille picarde. À l’occasion de la diffusion du film sur Mubi, on republie ce reportage, qui était accompagné d’un portfolio du photographe Paul Arnaud dans notre numéro 124.
Il a fallu ajouter « tu ne diras point » au titre Mange tes morts. C’est l’insulte suprême pour un Yéniche, celle qui vous envoie abjurer vos ancêtres, bouffer les os de vos défunts. Quiconque prononce ces mots s’expose à une riposte retentissante. Dans une caravane coquette, Joseph, 57 ans, le vigoureux patriarche de la famille Dorkel, un vrai, un dur, un tatoué, prend le café dans son canapé convertible au milieu de ses filles qui vont et viennent. Il fait remarquer à Jean-Charles Hue que, même avec cette précaution qui transforme le titre en commandement, quelques voyageurs se plaignent encore, qu’il faut leur expliquer.
Joseph, lui, arbore fièrement cette formule blasphématoire sur l’une de ses trois limousines, celle qui est garée sur le grand terrain gris, dépeuplé à cause des vacances, période des grands rassemblements religieux pendant laquelle tout le monde est un peu sur la route. « Mange tes morts » inscrit sur la portière, c’est finalement une offense qui devient cri de ralliement, une provoc qui interpelle le gadjo. Le vieux Dorkel, qui se présente comme un « voleur à la retraite », balade son clan entassé dans sa voiture longiligne au gré des avant-premières en province. Fin août, pour la projection à Douardenez, en Bretagne, cinq invités étaient prévus. Mais les Dorkel arrivent toujours avec une bonne partie de la famille, et Cannes, où le film était présenté à la Quinzaine des réalisateurs, et où un barbecue monumental fut organisé dans une villa sous les yeux médusés de la propriétaire, s’en souvient encore.
Sur un autre terrain de l’aire d’accueil des gens du voyage, située près des avions qui décollent de l’aéroport de Beauvais, Jason, 19 ans, fume une cigarette à la fenêtre de la caravane de son père, le massif Fred Dorkel. Ce dernier s’occupe à l’extérieur avec ses filles et ses chiens, Médor, un labrador noir, et Nala, une chienne blanche au regard pas vraiment amical. Jean-Charles Hue nous demande de ne pas trop nous approcher : Nala aurait agressé l’ingénieur du son pendant le tournage.
Dans le film, Jason ne joue pas le fils de Fred, mais son demi-frère. L’aîné va entraîner l’adolescent dans ses combines pour tchor (chourer) une cargaison de cuivre. C’est l’histoire d’un baptême du feu à la veille d’un baptême chrétien, d’un choix à faire entre la voie de la délinquance et celle de la religion – les Yéniches sont évangélistes. Un peu réservé, il commente : « Le personnage me ressemble, parce que, des fois, je fais des conneries, des fois, je vais en réunion religieuse. Je pense pas me faire baptiser, il faut être beaucoup plus sage. C’est comme le mariage, mes cousins qui ont le même âge que moi sont presque tous mariés. Moi, je suis pas encore prêt, ce sera quand j’aurai 25 ans. » Jason balance son mégot par la fenêtre, jette un œil à l’immense écran plasma qui diffuse des dessins animés et évoque la première fois qu’il s’est vu au cinéma : « Je trouve que j’ai une drôle de voix, alors que les autres parlent comme dans la vie. À Cannes, c’était bien, mais j’étais un peu tendu, j’ai même “bugué” quand on m’a posé une question, je n’avais jamais parlé devant autant de monde. »
BARRAGES DE SCHMITTS
Quand Fred s’assoit près de son fils, sa carrure musclée et corpulente intimide. On remarque sa cicatrice sur le cou, héritée d’une agression pendant le tournage de La BM du Seigneur (2010), le premier long métrage de Jean-Charles Hue, là encore une plongée dans le monde yéniche. Si Fred a une réputation de caïd, il paraît plus placide, moins féroce que son personnage. Il est très attentionné avec ses enfants, ses paroles sont réfléchies.
Avec Jean-Charles Hue, ils parlent d’un projet de série télévisée dans la continuité des films déjà réalisés. Il revient avec tendresse sur sa rencontre avec lui : « C’était en 1996, j’étais chez moi en train d’arroser les arbres, et j’ai vu Jean-Charles, qui à l’époque était aux Beaux-Arts, arriver avec son sac à dos. Il m’a dit que son arrière-grand-père était un Dorkel. Je lui ai présenté ma daronne, Violette, et on est parti au rassemblement évangélique de Gien. Il a vite été accepté parmi nous, mais ça a été beaucoup plus dur avec les autres. Il filmait un peu partout, des fois même un peu trop. Y’a un garçon qui est venu vers moi et qui m’a dit : “Frédéric, il est avec toi le gadjo, là ? Dis lui qu’il arrête, ils veulent le marave.” Un gars voulait le jeter, lui et sa caméra, dans un tas de ferrailles et maquiller ça en accident. Il croyait qu’il était venu faire un film sur les voyageurs, un machin qui passe à la télé et qui dit qu’on est des voleurs. »
Les deux hommes ont commencé par faire des courts métrages à partir d’histoires vécues ou racontées par les Dorkel :Quoi de neuf docteur ? (2003), Un ange (2005)… Ce dernier, tout comme La BM du Seigneur, s’inspire de la rencontre de Fred avec un ange, une vision mystique qui l’a poussé à repenser son mode de vie de chouraveur et qui l’a amené à une conversion religieuse. « À l’époque, il fallait que je le filme de dos, il travaillait et ne voulait pas trop qu’on voie son visage », fait remarquer Jean-Charles Hue. Quant à la virée en voiture de Mange tes morts…, elle a réellement eu lieu, mais « en plus hard », assure Fred.
« Quand tu prends vraiment des coups de fusil, que t’es chargé au plomb, c’est autre chose », renchérit-il. « Dans la réalité, on n’allait pas chercher un camion de cuivre, on allait rejoindre la mère de Fred à la frontière suisse. Et on n’était pas dans une Alpina, mais dans une 7.35 », explicite Jean-Charles. « Des barrages de schmitts comme dans le film, on en a vécu plus d’un. C’était l’époque où si on faisait pas ça, on avait rien, on crevait. Quand t’es jeune, que t’arrives pas à trouver de travail, que tu peux pas avoir le R.S.A… Il faut bien vivre… Moi, j’ai perdu mon père quand j’avais 14 ans. Ma mère avait des dettes plus grandes qu’elle. Mon oncle Pierrot venait de sortir de ses vingt ans de chtar et, pour moi, il a été comme un père de substitution. » Le film est dédié à cet oncle, actuellement en prison. « Le rôle que je joue, c’est lui. C’est quelqu’un qui fait attention aux jeunes. Tu partais avec lui, t’étais sûr de revenir. »
BRAISE EN VILLE
Une « braise » (barbecue) se prépare pour le soir. Mais la pluie n’arrête pas de tomber. On décide de quitter le campement pour aller manger chez l’une des filles de Joseph. Avec son mari, celle-ci partage une imposante maison, avec une véranda spacieuse et un grand jardin, au fond duquel se trouve une caravane. Selon l’humeur, le couple alterne entre séjours dans la magnifique bicoque et vie au grand air. « Dans la caravane, tu sens vraiment la nature autour de toi. C’est pas le cas dans une maison », note Joseph.
Jason et son cousin au visage parsemé de taches de rousseur récitent les blagues du film Les Kaïra et bandent leurs muscles, devant l’œil attentif du photographe. Dawson, un bébé aux airs de petit Bouddha, suçote une bouteille de bière et hurle dès qu’on tente de la lui enlever, tandis que Joseph discute avec son gendre sous une énorme tête de sanglier accrochée au mur. Michaël, l’un des héros du film, s’occupe du barbecue sous une averse torrentielle. Une fois les kilos de barbaque engloutis, les filles de Joseph, leurs enfants dans les bras, et devant l’œil ému de leur mère Evangelica, improvisent des cantiques religieux. « Jésus est là pour te bénir, il a donné sa vie pour moi sur une croix, Alléluia, Alléluia. »
Le lendemain matin, en prenant son café, Evangelica, chevelure blonde méchée de rose, explique : « C’était la chanson que ma mère chantait toujours en réunion. Elle est décédée il y a vingt-huit mois, et quand on l’entend, on a l’impression qu’elle est là. » Joseph, qui nous a laissé dormir dans sa caravane et qui a passé la nuit dans la limousine, est le premier réveillé sur l’aire d’accueil qu’on s’apprête à quitter.
Il nous invite à une chasse aux hérissons aux premières gelées, tout en regrettant que cette coutume se perde chez les jeunes. « C’est un plat typique qui est parti d’une nécessité. Les jeunes vont de moins en moins aux hérissons, parce qu’ils ont plus de facilité à se nourrir. Ça progresse, ça évolue. Avant, on subissait beaucoup de persécutions. On n’avait pas beaucoup de choix, à part voler les poules ou un peu de travail par-ci par-là. Puis, on n’avait pas de contact avec le gadjo. Maintenant, il y a des lois qui obligent les communes à accepter nos enfants à l’école, les jeunes grandissent ensemble. »
Entre le monde yéniche d’antan et celui d’aujourd’hui, c’est le jour et la nuit. Joseph nous parle des caravanes sans fenêtres de son enfance, des métiers qui ont pratiquement disparu, les vanniers, les rémouleurs, puis des choses qu’il voudrait voir changer. « Ce qui est inadmissible, c’est que, sous prétexte qu’on n’a pas de domicile fixe, on ne nous donne pas le droit de vote, alors qu’on a une commune de rattachement. J’avais écrit au président Mitterrand ou j’sais plus qui, et on ne m’a jamais répondu. »
La loi dit aujourd’hui que les gens du voyage de nationalité française doivent rester au moins six mois consécutifs chaque année dans la ville à laquelle ils sont rattachés pour pouvoir voter (jusqu’en 2012, on exigeait trois années consécutif de résidence). Tout en pestant contre les jeunes qui n’ont plus de respect, l’homme précise qu’à l’avenir, il aimerait se rapprocher de plus en plus de Dieu, et aussi être délivré de la cigarette. Dans le film, Joseph apparaît comme la voix de la raison. « C’est un peu comme ça dans la vie aussi », dit-il, en précisant qu’autrefois il était aussi révolté que Fred. Puis de confesser à voix basse, en revenant sur le film : « Ça aurait été avant, j’aurais certainement été dans la voiture avec eux. »