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Lynne Ramsay, la sale mémoire
- Quentin Grosset
- 2017-11-07
Le titre original du film est You Were Never Really Here. Vous vouliez mettre en scène un héros absent de lui-même ?
Oui, j’ai d’ailleurs été surprise que le titre soit changé, ce n’est pas mon choix. You Were Never Really Here, je trouve que ça résonne bien avec ma vision du personnage de Joe, qui pour moi est comme un fantôme qui hante sa propre vie.
C’est d’ailleurs drôle, ce titre : il fait un peu écho à I’m Still Here, le mockumentary de Casey Affleck sur le moment où Joaquin Phoenix avait prétendu laisser tomber le cinéma pour se mettre au rap. Dedans, déjà, il apparaissait un peu comme dans votre film : hirsute, flottant, presque spectral…
Ha ha, oui, mais c’est juste une coïncidence! En fait, la nouvelle de Jonathan Ames qui m’a inspirée pour le film s’intitulait déjà You Were Never Really Here. Je ne peux pas vraiment dire s’il y a des correspondances entre les deux films; j’ai vu celui de Casey il y a trop longtemps. Après, c’est bien cette vulnérabilité de Joaquin qui a fait que j’ai pensé à lui pendant l’écriture du film. D’ailleurs, c’est la première fois que je pense à un acteur en écrivant.
Un peu comme Joe, le spectateur traverse votre film dans un état second. Les atmosphères sont sourdes, évanescentes. Comment êtes-vous arrivée à ce résultat ?
C’est difficile à dire… D’une part, j’ai pensé A Beautiful Day comme un film sur les bas-fonds new-yorkais à la Samuel Fuller. D’autre part, je voulais aussi qu’il soit une expérience cinématographique excitante et viscérale. Je conçois tous mes films comme des études de personnages, on est toujours un peu dans leur esprit… Il se trouve que j’ai écrit le scénario sur l’île de Santorin, en Grèce, un endroit très calme, très silencieux, qui contrastait vraiment avec New York, où se déroule le film, et où on a tourné dans une sorte d’urgence, en vingt-neuf jours, pendant l’été, alors que le climat était moite et étouffant. Je pense que cela a accentué le fait que je me sente submergée par l’ambiance urbaine, avec tous ces sons agressifs. Je voulais qu’on sente cette énergie oppressante de New York, alors j’ai fait écouter des feux d’artifice et du verre qui se brise à Joaquin en lui disant: c’est ça qu’il y a dans ta tête.
J’aime beaucoup la manière dont vous caractérisez ce personnage : le montage mêle des réminiscences de Joe à ses hallucinations, à ses fantasmes… Pour vous, c’est la meilleure façon de composer un portrait ?
Oui, j’ai imaginé faire un collage sur l’état mental d’un homme. C’est comme une tête qui aurait explosé, ou un Picasso, en plus chaotique. Le film avance par fragments et le spectateur doit recoller les morceaux. Vous savez, je m’intéresse beaucoup à la psychologie. Tous les cinéastes que j’aime sont d’ailleurs un peu des psys amateurs: Ingmar Bergman, Andreï Tarkovski, ou même Stanley Kubrick! Shining est un film d’horreur, mais c’est avant tout l’histoire d’un homme qui devient fou.
On retrouvait déjà cette manière de monter par bribes dans We Need to Talk About Kevin, votre précédent film. Vous aimez désorienter le spectateur ?
J’aime quand le cinéma va vers l’onirisme, quand il propose des trips à la David Lynch. Souvent, les réalisateurs utilisent le flash-back pour éclaircir un point de leur intrigue; moi, je préfère l’utiliser de manière plus elliptique. Bon, pour We Need to Talk About Kevin, on a aussi tout simplement dû couper certaines séquences par manque de budget! Du coup, il a fallu monter le film comme un puzzle. Sur A Beautiful Day, il s’agit surtout d’un jeu de balancement: tantôt on est dans le film noir; tantôt on est dans l’espace mental torturé de Joe.
Les sons et la musique composée par Jonny Greenwood de Radiohead se présentent également de manière discontinue… Comment avez-vous travaillé cet aspect ?
Jonny était en tournée avec Radiohead et, au cours du tournage, je lui envoyais cinq minutes du film par-ci, quinze minutes par-là. Il composait la musique par à-coups, mais, entre les différentes séquences que je lui envoyais, le film partait dans des directions très différentes. C’est dû à ce que proposait Joaquin pour son personnage : c’était parfois complètement inattendu! Du coup, la musique épouse les aspérités du personnage.
Joe est un ancien soldat tourmenté par ses souvenirs du champ de bataille. Vous vous êtes documentée sur ce genre de traumatismes ?
J’en ai une certaine expérience, parce que ma sœur a été flic en civil à Glasgow. Elle était très jeune et a souffert de ce genre de stress post-traumatique – elle vivait avec une paranoïa constante, une peur perpétuelle de se faire assassiner. J’ai aussi regardé des documentaires. Ce qui m’a marquée, c’est à quel point les personnes touchées sont sensibles à des sons qui les ramènent à ce qu’ils ont vécu. J’ai essayé de retranscrire ça dans le film.
Votre cinéma se concentre beaucoup sur les corps meurtris ou blessés. Qu’est-ce qui vous fascine là-dedans ?
Le corps, c’est si important au cinéma. Quand je filmais Joaquin, j’avais l’impression de faire un documentaire sur son travail d’acteur: de façon imperceptible, il est devenu une sorte de bête, façon Bossu de Notre-Dame, avec toutes ses cicatrices. C’était le même genre de transformation subtile avec Tilda Swinton dans We Need to Talk About Kevin. Avant le tournage, elle voulait travailler avec moi sur ce projet, mais je trouvais qu’elle avait un physique trop extraordinaire pour le rôle. Elle m’a bluffée car, sans que je me rende compte, elle est devenue cette femme discrète, presque effacée.
Comme We Need to Talk About Kevin, ce film travaille le motif de l’innocence brisée.
Beaucoup de nos blessures traumatiques sont liées à l’enfance. Il y a d’ailleurs une part du personnage de Joe que je trouve assez enfantine. Ce gars dans la force de l’âge qui vit près de sa mère… Certes, ses fêlures viennent évidemment de ce qu’il a vécu à la guerre, mais on peut aussi imaginer que d’autres remontent encore plus loin. Je voulais laisser l’interprétation ouverte à ce sujet.
Comment avez-vous pensé la représentation de la violence dans la séquence où Joe fait une descente dans un hôtel de passe et exécute les bourreaux de la jeune fille qu’il doit retrouver ?
J’aime beaucoup ce que font Quentin Tarantino ou Park Chan-wook, leur manière d’esthétiser la violence comme un ballet. Mais là, j’ai plutôt été inspirée par de la vidéosurveillance que j’ai regardée sur YouTube. Cette manière de filmer impose une distance ; on ne voit pas très bien ce qui se passe, et, du coup, je trouve ça beaucoup plus insidieux et affectant.
«A Beautiful Day»
de Lynne Ramsay
SND (1h25)
Sortie le 8 novembre