Dans son salon, la lumière passe à travers des fenêtres en vitrail typiques de la Belle Époque. Derrière le canapé en velours sur lequel on discute, il y a un personnage de Disney (le vilain Jafar, dans Aladdin) en carton, fabriqué par son enfant, et, tout autour, des dessins, croquis, peintures ou photos, disposés dans une sorte de bazar ordonné. À mi-chemin entre un appartement et un atelier, l’intérieur de l’habitation de Louise Bourgoin, zen et chaleureuse, atteste d’une chose : ici, pas de hiérarchie entre l’art classique, les dessins de nus et les gribouillages enfantins. Dans Bis repetita d’Émilie Noblet, il y a une combinaison tout aussi grisante entre totems antiques et culture pop (on apprend les rudiments du latin en écoutant sur YouTube une version traduite en latin de « Pour que tu m’aimes encore », le hit sentimental de Céline Dion).
L’actrice y campe avec une jubilation contagieuse Delphine, une prof démissionnaire d’un lycée d’Angers. Pas très à cheval sur la déontologie, celle-ci scrolle les offres de fringues sur des applications face à des élèves désintéressés au possible. Les deux parties ont passé un contrat : contre des 19 sur 20 dans les bulletins de notes pipés, les élèves laissent leur prof tranquille. Tout ce beau monde blasé doit remettre le pied à l’étrier quand la directrice (la géniale Noémie Lvovsky), les croyant surdoués, inscrit les élèves au championnat international de latin, à Naples.
Hasard du calendrier : en moins d’un an, Louise Bourgoin a campé deux profs au bout du rouleau, d’abord dans un registre plus grave chez Thomas Lilti, dans Un métier sérieux, et maintenant chez Émilie Noblet. Si elle interprète si bien ces enseignantes au bord de la crise de nerfs, c’est aussi parce qu’elle connaît par cœur et intimement ce milieu.
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AU PREMIER RANG
L’actrice, qui arbore une marinière (comme un subtil clin d’œil à ses origines bretonnes, elle qui est née à Rennes en 1981), avait tout pour être une enfant de la balle : sa mère était prof de lettres modernes ; son père, de philosophie. En grandissant, elle les a vus trimer : « Ils étaient régulièrement épuisés par leur travail. Et j’ai grandi dans les années 1990-2000, donc ce n’est pas un phénomène nouveau, même si on en parle plus aujourd’hui. C’est un métier extrêmement peu considéré en France, difficile, sous-payé. C’était une grande responsabilité de l’incarner à l’écran. »
Pas vraiment du genre dissipée à l’école (« j’avais quand même la pression pour ne pas redoubler, ça aurait été horrible pour mes parents ») ni dégoûtée par ce métier, la future actrice, attirée par les arts plastiques, cherche d’abord à marcher dans les pas de sa famille. Elle suit des études aux Beaux-Arts. Elle tente de rentrer dans le moule familial en s’inscrivant comme prof stagiaire à l’Institut universitaire de formation des maîtres, en vue de passer son CAPES. C’est après avoir échoué au concours qu’elle décide de passer des castings pour la télé et le cinéma.
Rétrospectivement, ce lancement dans le jeu sans filet ni formation a provoqué un complexe durable chez elle. « C’est un métier un peu magique parce que quelqu’un comme moi, qui n’a pas pris de cours, peut démarrer avec un premier rôle. Mais j’ai un sentiment d’illégitimité, je culpabilise de ne pas avoir fait le Conservatoire. » La première fois que le public la découvre, c’est sur le plateau du Grand Journal de Canal+, en 2006, où elle officie comme Miss météo.
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Face caméra, elle lit des textes drôles, osés, malins et décalés, tout en entrant dans la peau d’une animatrice sexy, avec les limites et la stéréotypisation que ce rôle peut engendrer. Louise Bourgoin ne renie pas du tout cette expérience à la télévision – là encore, pas de hiérarchie, et peu de jugement. Il faut dire que ses performances télévisuelles ont eu le mérite de montrer que cette bonne élève, qui apprend ses textes longtemps avant le tournage et avec méthode (elle les recopie, puis mémorise les répliques en inversant les mots dans les phrases), excelle paradoxalement à incarner une forme d’irrévérence à l’écran.
STATUES VIVANTES
« C’est une artiste qui m’a beaucoup marquée », nous dit Louise Bourgoin quand on l’interroge sur son rapport à Louise Bourgeois, artiste française célèbre et provocante, dont elle s’est inspirée pour trouver son pseudonyme d’actrice. « Je l’ai découverte à mes 17 ans, puis j’ai regardé un documentaire dans lequel elle épluche une orange et parle de façon étonnante de son travail. Elle joue la naïve en disant que ses immenses phallus en albâtre sont des petites filles avec des cols roulés. Elle se moque des spectateurs et a une insolence dans son discours sur ses œuvres. »
Dans une scène de Bis repetita, les élèves et leur prof visitent les ruines napolitaines et bloquent sur des sculptures antiques de nus, avec un air mi-choqué, mi-amusé. Hors plateau, le nu passionne justement Louise Bourgoin. En 2012, elle a coécrit avec Edwart Minot Orsay mis à nu, livre dans lequel elle commente les plus belles œuvres déshabillées du musée d’Orsay. « J’ai toujours adoré dessiner des corps entremêlés, enlacés. Je n’aime pas dessiner des vêtements, parce que ça date une œuvre. Dans le livre, je me suis penchée sur des œuvres de la fin du xixe et du début du xxe siècle, avec peu de peintres femmes mais beaucoup plus de modèles féminins nus que masculins. »
Peinture et cinéma, même combat ? Longtemps cantonnée sur le grand écran à des rôles de muses (des personnages de séductrices ou d’amoureuses), l’actrice, qui aime jouer « des personnes pas très reluisantes, qui trichent, qui mentent » et qui a été chamboulée plus jeune par les films de Larry Clark ou Gregg Araki, semble enfin avoir droit à des rôles à la hauteur de son aura (voir la série Hippocrate de Thomas Lilti, dans laquelle elle incarne une interne en médecine brillante et ambitieuse) et de sa puissance comique (voir ses scènes alcoolisées dans Bis repetita, anthologiques).
Loin d’être en crise, la quadra atteint a contrario une forme de plénitude artistique – elle a osé exposer pour la première fois ses œuvres à la galerie Laura Pecheur, en 2022. Elle espère secrètement se lancer dans l’arène de films d’action (elle fait de la boxe française) : « J’aime beaucoup la violence féminine au cinéma, elle est encore trop rare. » À voir son visage anguleux et son regard féroce lorsqu’elle ne sourit pas, on se dit qu’elle pourrait tout pulvériser.
Bis repetita d’Émilie Noblet, Le Pacte (1h26), sortie le 20 mars.