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Philippe et Louis Garrel, l’entretien fils et papa
- Laura Tuillier
- 2013-12-04
Quelle est la genèse de La Jalousie ?
Philippe Garrel : Je voulais faire un film dans lequel Louis jouerait le rôle de mon père, Maurice Garrel, à 30 ans. D’ailleurs, le film lui est dédié. Je n’ai pas mis de carton, car ça ne regarde que moi ; j’aurais trouvé ça profane de le mentionner. La Jalousie ressemble à un court métrage que j’avais fait en 1965, à 17 ans, Droit de visite. C’était l’histoire d’un garçon qui rencontrait la maîtresse de son père. Ils passaient tous les trois la journée à la campagne, puis le garçon rentrait chez sa mère. Maurice jouait le rôle du père. Caroline Deruas, une des coscénaristes, m’a donné le sujet général de La Jalousie, que j’ai dramatisé. Puis nous avons écrit les dialogues avec Arlette Langmann et Marc Cholodenko. C’est un scénario écrit à quatre, rapidement, en trois mois.
Louis Garrel : On a remarqué que les vieux films italiens sont toujours écrits par beaucoup de scénaristes.
Ce n’est pas compliqué ?
P. G. : Non, je trouve ça très facile. C’est comme pour la technique, je travaille avec un opérateur qui pose la lumière et un cadreur qui tient la caméra. Il faut trouver des gens qui s’entendent, comme pour la troupe des comédiens. Pour revenir au scénario, bien sûr il y a différentes syntaxes, mais l’écriture caméra, la mise en scène, rétablit une unité de style.
Comment avez-vous travaillé ce rapport entre les générations qui devient vertigineux dans le film ?
L. G. : Dans Les Amants réguliers, je jouais Philippe à 20 ans ; dans La Frontière de l’aube, à 25 ans. Ici, c’était agréable, j’étais lié à mon grand-père, puisque il était acteur, mais je ne me sentais pas l’alter ego du réalisateur.
P. G. : C’est comme si le fantôme de Maurice habitait le plateau, puisqu’on filme une histoire qui lui est consacrée.
L. G. : Pendant le montage du film, je suis allé voir le cirque Bouglione. Toute la famille est sur scène. Moi, maintenant, j’ai l’impression que notre famille est comme une petite entreprise, donc je suis très investi, je veux que les choses avancent.
P. G. : Moi je connais les Romanès. Ils sont très forts. Pareil, c’est une seule famille, avec plusieurs générations. C’est aussi beau qu’un tableau de Jérôme Bosch.
Pensiez-vous à Anna Mouglalis dès l’écriture du scénario pour interpréter Claudia ?
P. G. : Non, elle a passé des essais un mois et demi avant le tournage, et ça collait parfaitement avec Louis. Je l’avais croisée au Conservatoire, sans l’avoir eue comme élève. J’aime beaucoup travailler avec des acteurs du Conservatoire, parce que je sais très bien comment les diriger, je m’appuie sur l’enseignement qu’ils ont reçu. Mon père avait eu Charles Dullin comme professeur, le Conservatoire est quelque chose que je relie facilement à la méthode familiale.
L. G. : Anna était timide au début, mais Philippe lui a dit qu’il aimait bien qu’elle soit un peu gênée. Je pense que, parce qu’elle a été célébrée comme une figure iconique, elle ne s’autorisait pas à être maladroite.
Louis, vous qui êtes également passé par le Conservatoire, envisagez-vous de la même façon un rôle au théâtre et au cinéma ?
L. G. : Une fois, Vincent Macaigne m’a dit une chose très juste : « L’acteur de théâtre tue le metteur en scène, au cinéma c’est le contraire. » Au théâtre, ce n’est que depuis les années 1960 que le metteur en scène est si important. Sur scène, l’acteur a une grande responsabilité physique, l’existence du personnage compte beaucoup sur son énergie, son existence corporelle pour donner du rythme. Au cinéma, la caméra fait beaucoup. Donc il faut apprendre à retirer des choses.
Philippe, comment avez-vous dirigé les acteurs ?
P. G. : Louis et Anna ont fait ce que leur aurait conseillé Maurice : rien, juste être là.
L. G. : Je me souviens d’ailleurs qu’il m’avait raconté que sur les scénarios de Robert Mitchum, qui était son acteur préféré, il y avait souvent marqué « NTP » (« nothing to play »). À la fin de sa vie, Maurice disait qu’il n’y avait plus de personnage, que ça n’existait pas. Je l’ai vu refuser des films de bons metteurs en scène, parce qu’il ne voulait pas dire telle ou telle réplique, il considérait que ça l’engageait beaucoup.
P. G. : Pour lui, le personnage devait avoir une éthique.
Louis, est-ce pareil pour vous de travailler pour votre père ou pour un autre réalisateur ?
L. G. : J’ai déjà fait quatre films avec lui, donc je commence à le connaître en tant que cinéaste. De toute façon, un acteur essaye toujours de comprendre ce que cherche le réalisateur. Je sais que Philippe ne tolère pas vraiment l’artificiel, il est davantage du côté de la continuité de l’existence. Il veut un jeu à la fois concis et très dense.
Comment passez-vous du scénario au tournage ?
P. G. : La Jalousie a été tourné très vite. Il n’y avait d’ailleurs que cinq heures de rushes. J’ai tourné avec une petite équipe de vétérans à la technique. Je tourne dans l’ordre et je monte le film pendant le tournage. Le monteur monte seul sur des indications que je donne en voyant les rushes. C’est bien parce que s’il manque des choses, je le vois tout de suite, je peux tourner des plans en plus. Un film, c’est une affaire d’architecture. Le scénario, c’est comme les fondations, mais il faut savoir improviser sur le tournage. J’observe ce qui se passe entre les gens, ce qu’on me propose en termes de décors. Je n’ai pas de fantasme de mes images a priori.
L. G. : Finalement c’est ça, l’héritage de la Nouvelle Vague. Les gens qui critiquaient Godard à l’époque ne supportaient pas d’avoir une chose en train de se faire sous leurs yeux. Ils préféraient regarder des films plus établis.
P. G. : J’ai l’impression d’être moderne – du moment que c’est captivant on peut faire ce que l’on veut au cinéma. Je rentre et je sors de mon récit quand ça me plaît.
L. G. : Dès que tu regardes un film de Godard, tu me dis ça : « On peut faire ce qu’on veut ! »
Le film parle beaucoup de la crise, dans le couple et dans la vie, de façon économique.
P. G. : Il me semble impossible de tourner autre chose qu’un film de crise en ce moment. Le cinéma est une industrie, même le cinéma de poésie n’échappe pas du tout à la crise. La Jalousie est construit dès le scénario pour pouvoir être réalisé avec des moyens très modestes. Après, c’est l’inconscient qui fait le reste, qui choisit une histoire de crise passionnelle.
L. G. : C’est la crise dans le couple parce que lui travaille et elle pas. Un travail, ça donne deux espaces de vie. Alors que l’espace de son couchage envahit Claudia.
P. G. : J’ajouterai que j’ai l’impression d’avoir fait ce film presque inconsciemment. Très souvent, je sentais que les acteurs avaient une longueur d’avance sur moi, et il me semblait que je me contentais de déposer la scène sur la pellicule. Comme lorsque les vagues déposent des choses sur le sable et qu’on ne les découvre que plus tard. D’ailleurs, il y a beaucoup plus d’improvisation que d’habitude, mais ça s’est révélé « montable » très facilement.
C’est la première fois dans votre cinéma qu’un enfant a une aussi grande importance.
P. G. : J’avais peur de devoir diriger un enfant. Mais Caroline Deruas et Arlette Langmann avaient écrit beaucoup de très bonnes scènes avec la petite fille. Je connaissais Olga Milshtein, car c’est la fille d’une amie scripte. Lorsque j’ai su que Jacques Doillon l’avait faite jouer dans Un enfant de toi, je n’ai plus hésité ; c’est comme si elle avait été une élève de Doillon, qui est un merveilleux directeur d’enfants.
L. G. : Olga avait tout compris à l’histoire. Du coup, elle improvise parfois de façon extrêmement juste. Elle ne joue pas la tristesse de la séparation des parents au premier degré, elle y met au contraire de la pudeur et de l’ironie. Comme par exemple dans la scène où elle raconte à sa mère la journée qu’elle a passée avec sa belle-mère. Elle l’a amenée vers quelque chose de presque sadique.
P. G. : Maintenant je vais aller voir Un enfant de toi. Mais quand je tourne, j’aime avoir l’infini devant moi, ne pas savoir ce que les acteurs ont interprété avant.
Pouvez-vous revenir sur le titre du film ?
P. G. : Au début, le film s’appelait « J’ai gardé les anges », qui est maintenant le titre de la première partie. « La Jalousie » était le titre du scénario. J’ai très souvent un titre pour le scénario et un titre pour tourner. Et puis finalement, on est revenu à ce titre simple, parce que je pense que les gens sont prêts à voir du cinéma de poésie s’ils ne savent pas que ça en est.
L. G. : Pour moi, ce n’est pas tant un film sur la jalousie qu’un jeu de balles, avec un sentiment que chacun se passe. J’aime bien le titre, il m’évoque une chanson de variété.
Comment avez-vous travaillé le noir et blanc du film avec le chef opérateur Willy Kurant ?
P. G. : Je lui avais dit que je voulais une lumière très contrastée, qui évoque un trait de fusain sur du papier Canson blanc cassé. Pour Un été brûlant, je lui avais dit que je voulais de la gouache, quelque chose de mat.
Comment situez-vous votre parcours dans le cinéma français ?
P. G. : J’ai choisi le cinéma par rapport au théâtre parce que je voulais que les choses restent, qu’elles traversent le temps. J’ai d’abord été assistant de mise en scène, pour observer comment se faisaient les choses sur un plateau. Ensuite, j’ai tourné tout le temps. Mais j’étais dans une zone de cinéma très marginale, du moins au début. J’avais un niveau de vie très précaire, mais j’avais la chance d’avoir une table de montage là où j’habitais. Donc il y a des films que j’ai fait vraiment tout seul avec ma caméra Éclair, comme Les Hautes Solitudes. Le premier film qui a un peu marché, c’est Liberté, la nuit. Mais je ne m’intéresse pas outre mesure à la sortie de mes films, ce que j’aime c’est le moment du tournage. Tout ce que je veux, c’est que mes films marchent assez pour que ce ne soit pas impossible de réaliser le suivant.
Avez-vous des influences de cinéma marquantes ?
P. G. : J’aime beaucoup l’idée de réalisme poétique. Le Quai des brumes de Carné par exemple. Je vois et je revois beaucoup de classiques, parce que j’ai besoin de maintenir une très haute idée du cinéma. Si je sors d’un film moyen, je pense tout de suite que le cinéma est nul.