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Kirsten Dunst : « Plus on vieillit, plus notre carrière est une partie d’échecs »
- Timé Zoppé
- 2024-03-13
On lui voue une admiration sans bornes depuis son rôle d’ado fleur bleue en proie au spleen dans « Virgin Suicides » de Sofia Coppola (2000). Starifiée par les « Spider-Man » de Sam Raimi dans les années 2000, Prix d’interprétation à Cannes en 2011 pour «Melancholia » de Lars Von Trier, nommée aux Oscar pour « The Power of the Dog » de Jane Campion en 2022, Kirsten Dunst a toujours choisi ses rôles avec grande intelligence. Dans le spectaculaire « Civil War » d’Alex Garland, elle campe une photojournaliste documentant des États-Unis déchirés par une mystérieuse guerre civile. Avec sensibilité, elle nous a parlé de ce rôle intense.
Avant de vous retrouver sur ce projet, quel était votre film préféré d’Alex Garland (Annihilation, sorti aux États-Unis en 2018 ; Men, 2022) ?
Je dirais Ex machina [un thriller de science-fiction sur l’intelligence artificielle sorti en 2015, avec Alicia Vikander, Oscar Isaac et Domhnall Gleeson, ndlr]. Je me souviens d’avoir été soufflée en le voyant. Ça ne ressemblait à rien d’autre. Alex est un réalisateur visionnaire, il suit sa ligne. J’avais très envie de travailler avec lui. J’ai lu le scénario de Civil War très rapidement, en un week-end, et on s’est immédiatement entretenus par Zoom ensuite. Le script m’a tenue en haleine comme aucun autre auparavant.
Est-ce que vous pensez que ce qui est représenté dans le film, cette guerre civile aux contours nébuleux qui déchire les États-Unis, pourrait se produire dans un avenir proche ?
À mes yeux, c’est une version fictionnalisée de l’Amérique. Et puis, ça ne montre pas qui sont les méchants et qui sont les gentils. Ça laisse l’interprétation aux spectateurs, ce que je trouve très intéressant. Le véritable sujet, ce sont ces journalistes que l’on suit. Aujourd’hui, il y a des divisions partout à travers le monde. Le fait qu’Alex choisisse de placer cette guerre civile aux États-Unis est effrayant. Je ne crois pas que ça pourrait arriver si facilement. Ce qui est sûr, c’est que c’est particulièrement terrifiant à imaginer...
L’élection présidentielle américaine va se tenir en novembre prochain. Comment l’appréhendez-vous ?
Pour être honnête, je pense que ces deux hommes [le précédent président, Donald Trump, et l’actuel, Joe Biden, ndlr] auraient dû prendre leur retraite il y a longtemps. Pour moi, ça n’a aucun sens qu’ils soient nos candidats. L’état de notre politique est très déprimant.
Dans le film, vous jouez une photojournaliste renommée en situation de guerre. Comment vous êtes-vous préparée ?
Dès que j’ai su que j’avais le rôle, j’étais en mode : « OK, donnez-moi un appareil photo tout de suite ! » J’étais à Austin, au Texas, où mon mari [l’acteur Jesse Plemons, ndlr] tournait une série, et c’était encore la période de l’épidémie de Covid-19, durant laquelle tout le monde devait respecter les protocoles sur le plateau. Je voulais photographier des groupes, des foules, mais c’était impossible. Donc, pour m’entraîner, j’ai photographié mes enfants, encore et encore [elle a deux fils, nés en 2018 et en 2021, ndlr].
Qu’avez-vous fait de ces photos ?
Vous savez quoi ? La pellicule s’est perdue parmi les accessoires du film... Je n’arrête pas d’y penser.
« Men » : l’envoûtant cauchemar d’Alex Garland
Lire la critiqueVous avez souvent joué des femmes dépressives, notamment dans Virgin Suicides et Melancholia. C’est aussi le cas, d’une certaine manière, avec ce rôle dans Civil War. Alors que vous avez parlé dans les médias de votre propre dépression, que trouvez-vous d’intéressant, peut-être de cathartique, dans le fait de dépeindre ce genre d’état ?
Cette dépression, je l’ai ressentie chez mon personnage dans Melancholia, mais pas tellement dans ce nouveau film. Pour moi, c’est plutôt que Lee [le personnage qu’elle interprète dans Civil War, ndlr] est détruite par tout ce qu’elle a vu. Quand on a été témoin de tant de guerres et d’horreurs... Je ne pense pas que ce soit le genre de personne qui se préoccupe de faire un bon repas ou d’aller au ciné, de faire du shopping ou de sortir avec ses amis. Je crois que sa vision de la vie... Tout a été comme décapé, dévitalisé à ses yeux. Quand elle rencontre Jessie, le personnage joué par Cailee Spaeny [actrice révélée dans Priscilla de Sofia Coppola, rôle pour lequel elle a décroché le Prix d’interprétation à Venise en 2023, ndlr], Lee commence à reprendre vie.
Pour moi, Lee se reconnaît en Jessie [une jeune photographe tête brûlée qui fait tout pour accompagner Lee et sa bande de journalistes dans leur voyage vers le Capitole assiégé, ndlr]. Elles ont la même soif, la même attirance pour quelque chose de terriblement destructeur émotionnellement, personnellement, à l’échelle de toute leur vie. Lee ressent le besoin de protéger la jeune femme et de lui passer le flambeau. Selon moi, c’est un peu comme si elle avait reconnu son âme sœur d’une vie passée.
Quel regard portez-vous sur la nouvelle génération d’actrices ? Vous pensez que c’est plus dur ou plus facile pour elles, comparé au moment où vous avez fait vos premiers pas ?
J’ai l’impression que c’est toujours aussi difficile de trouver des projets que vous aimez vraiment. Ça n’arrive pas souvent. Je pense que chacune a sa manière de tracer sa route. Cailee me semble très mature pour son âge et avoir très bon goût, je ne m’en fais pas du tout pour elle. Cela dit, c’est une industrie très dure, il faut savoir rester sincère avec soi-même en permanence, ne pas laisser les autres vous convaincre de faire des choses que vous ne sentez pas justes, tout au fond de vous.
Et puis, plus vous vieillissez, spécialement les femmes, plus ça devient une partie d’échecs, vous devez être vraiment certaine de vos choix, et ne faire que ce qui a le plus de sens pour vous. En tout cas, c’est ce que je fais, moi. Surtout maintenant que j’ai des enfants, je me demande à chaque fois si ça vaut le coup de les laisser le temps d’un tournage, ou qu’ils m’accompagnent alors que je serais en train de travailler dur, que je serais très occupée. C’est pour cette raison que j’ai l’impression de choisir encore moins de films qu’avant, car j’ai des enfants.
Dans Civil War, une image de votre visage fermant les yeux au ras de l’herbe en plein milieu d’un affrontement, avec des fleurs entre vous et l’objectif, fait beaucoup penser à l’imagerie de Virgin Suicides. C’était intentionnel ?
Ça nous a beaucoup fait rire, Cailee et moi. On était là : « Mais qu’est-ce qu’ils ont, les réalisateurs ? Ils adorent me voir allongée dans l’herbe ! » Mais je n’en ai pas parlé avec Alex. J’ai trouvé ça drôle. En fait, à ce moment-là de l’histoire, ce qui arrive à Lee, c’est qu’elle commence à ne plus vouloir y retourner. Elle ne veut plus faire partie de la guerre en cours. Son corps lui dit quelque chose, peut-être de ralentir ou de ne pas continuer, ou tout simplement que ça risque de mal tourner.
Qu’avez-vous préféré tourner dans ce film et qu’est-ce qui vous a semblé le plus dur ?
Le plus dur, c’était qu’on a presque tourné dans l’ordre chronologique. Donc à la fin, les deux dernières semaines surtout, c’était beaucoup de coups de feu, c’était très intense, avec plein d’explosions aussi. Ça affecte beaucoup le système nerveux d’entendre autant de détonations tous les jours, j’ai trouvé ça très perturbant. Ce que j’ai trouvé le plus agréable à faire, c’était toutes les scènes avec Cailee. J’aime toujours beaucoup quand il y a des moments intimes entre les personnages. Ce sont mes préférés.
Vous avez tourné un certain nombre de vos rôles récents (The Power of the Dog et Civil War) aux côtés de votre mari, Jesse Plemons. C’est un hasard ?
En fait, Alex Garland avait un autre acteur en tête pour ce petit rôle dans Civil War, mais cette personne n’était pas disponible. Et il se trouve que je suis mariée à un acteur incroyable. Donc, Alex et moi, on s’est dit qu’on pouvait lui proposer. Ça s’est fait très naturellement.
Quels sont les trois rôles préférés de votre carrière ?
Alors, ceux qui ont le plus compté pour moi... Le travail avec Sofia Coppola sur Virgin Suicides. Melancholia de Lars Von Trier a été quelque chose de très spécial. Ces deux films ont été déterminants, car ils m’ont permis de définir des choses importantes par rapport à ma vie, et aussi en tant qu’actrice. Et puis, je dirais Fargo [la série adaptée du film de 1996 des frères Coen, ndlr], car ça m’a permis de rencontrer mon mari.
Civil War d’Alex Garland, Metropolitan FilmExport (1 h 49), sortie le 17 avril.
Photos : Civil War d’Alex Garland (c) Metropolitan FilmExport