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Karim Moussaoui, ligne d’horizon
- Josephine Leroy
- 2017-11-07
Les hirondelles du titre font-elles référence aux « printemps arabes » ?
Non, on était en 2008-2009 quand ce titre m’est venu à l’esprit, bien avant les « printemps arabes ». En attendant les hirondelles, ça évoque la joie, le retour du bonheur. En attendant de retrouver ça, on va raconter des histoires qui vont peut-être nous aider à comprendre où on en est.
Le trauma de la « décennie noire » est palpable pendant tout le film, mais particulièrement dans la dernière partie, qui suit un homme confronté à une femme violée par les islamistes pendant la guerre civile…
J’ai plutôt voulu traiter l’après, comment les personnes n’essaient plus de réparer ce qui a été cassé mais juste d’apprendre à vivre avec. J’ai l’impression que c’est illusoire de vouloir réparer quoi que ce soit quand les morts se comptent en dizaines de milliers. Ces morts ne reviendront pas, et il n’est pas sûr que leurs familles puissent comprendre la notion de réparation. Mais accepter que ce drame fait partie de notre mémoire collective, ça peut permettre d’éviter que l’histoire ne se répète. Les nations, les projets de société se construisent sur des drames. Pour arriver à « égalité, liberté, fraternité », des peuples se sont révoltés contre l’injustice, ont souffert. On peut donc transformer cette douleur, la porter, lui donner un sens et construire des idéaux pour créer le vivre-ensemble.
Vos personnages hésitent, se dérobent face à leurs responsabilités (non-assistance à personne en danger, incapacité à suivre ses sentiments ou à affronter son passé). Pourquoi?
Les personnages des trois histoires arrivent au bout d’une logique qui veut que l’opinion collective est plus importante que les désirs individuels. Ils sont dépendants du regard des autres et ils n’arrivent plus à être heureux. Tous ont une porte qui s’ouvre devant eux, mais ils hésitent, parce qu’ils ont peur – de l’inconnu, de sortir de leur situation balisée, confortable. « Qu’est ce qui va m’arriver si je m’interpose pour défendre cet homme qui se fait tabasser, si je m’engage dans cette histoire d’amour ? » Bien sûr, toutes ces questions-là ont un lien avec une impression globale que j’ai de l’Algérie. Il y a une forme de spontanéité qui n’existe plus, on calcule sans cesse les conséquences, ce qu’on va gagner, ce qu’on va perdre. Cette rationalité tue la part humaine, sensible, romantique des individus, et leurs idéaux.
Pourtant, malgré cette inertie, vos héros marchent beaucoup. Vous les filmez qui sillonnent la ville ou la campagne, pour réfléchir ou pour parler.
Ces déambulations sont des parenthèses, des respirations. Comme quand, dans la deuxième histoire du film, Aïcha et Djalil se retrouvent seuls, entourés par la nature. C’est un pas de côté qu’ils s’autorisent alors qu’ils sont pris dans une sorte de tragédie grecque – tout les pousse l’un vers l’autre et pourtant des forces les séparent. Dans la première partie, l’ex-épouse de Mourad lui glisse : « J’ai vu marcher un jeune homme dans la rue. Il avait l’air heureux. » Ça vient de ma propre expérience. Souvent, le seul moment où j’arrive à penser, c’est en marchant. L’idée de l’errance m’intéresse. Le terme a une connotation péjorative, comme si on devait tout le temps savoir où on va. Mais ça, c’est du dogme, de l’idéologie. Dans la vie, on ne sait jamais quel est le bon chemin. On essaie, on se trompe, et on fait des choix. Pour moi, le danger, c’est quand il n’y a qu’un chemin imposé. Il faut agir, essayer, se tromper. On n’est pas obligé de tout réussir.
Le climat n’est pas vraiment au changement en Algérie, avec Abdelaziz Bouteflika au pouvoir depuis 1999… Quelle est l’ambition politique du film ?
Je ne m’adresse pas aux hommes qui sont au pouvoir. Je pense qu’ils sont ailleurs, dans un monde que nous autres, citoyens, ne comprenons plus. Ce sont les gens qui portent et transforment le système, pas l’inverse. Je crois à une révolution des individus.
Les transitions entre les différentes parties sont étonnantes : un nouveau personnage fait irruption dans le récit de façon presque anecdotique, et le film abandonne tout pour le suivre. Comment avez-vous imaginé ces passages de relais qui ouvrent le champ des possibles ?
Je voulais qu’on se perde, qu’on ne soit jamais dans une situation confortable. L’idée, c’est vraiment de ne jamais s’installer. Faire croire au spectateur qu’on lui raconte une histoire et le surprendre en le guidant vers un autre chemin. Dans le film, les personnages essaient de se raccrocher à ce qu’ils connaissent, ils ont peur de se perdre face à l’inconnu. Moi, je prends parti pour l’inconnu, et il fallait que, formellement, le film ressemble à mon propos.
Dans une scène, Aïcha ramasse un fruit tombé de l’arbre, quand arrivent les propriétaires du terrain, un père et son fils. Le premier voit d’un mauvais œil l’initiative du second, qui encourage la jeune femme à prendre d’autres fruits. Vouliez-vous illustrer le conflit entre les générations ?
Oui, je tenais à cette discussion sur la propriété entre un père et son fils. Le père fait partie d’un vieux monde qui porte d’anciennes conceptions du vivre-ensemble. Lors de mes voyages en Algérie, j’ai traversé des endroits tellement perdus et éloignés des moyens de communication et d’information que je me demandais s’il était possible, pour les gens qui y habitent, de remettre en question les idées établies. Et justement, oui, il y a toujours des gens qui se posent des questions. C’est ce que fait le fils ici. Il représente la jeunesse qui subit l’héritage de la pensée, de ce qui est communément désigné comme bon ou pas bon. Je défends la jeunesse, parce qu’elle seule est capable de refonder l’atmosphère du pays. Pour elle, l’horizon est vaste.
Après Haendel dans Les Jours d’avant, la B.O. convoque ici Bach. Qu’est-ce qui vous plait dans la musique classique ?
Elle arrive très bien à raconter la tragédie humaine, mieux que n’importe quelle autre musique. Il y a quelque chose de mélancolique, d’une tristesse imperceptible. Comme dans une histoire d’amour, quand on sent que l’autre nous échappe mais qu’on ne peut rien y faire.
Avec des cinéastes comme Hassen Ferhani, Tariq Teguia, Sofia Djama, le cinéma algérien contemporain semble très dynamique. Avez-vous le sentiment de faire partie d’un même mouvement ?
Il y a un cinéma qui essaye de naître et d’aborder des questions contemporaines, mais je ne sais pas si on peut parler de mouvement. Ça n’a rien à voir avec la Nouvelle Vague, par exemple, dont les membres partageaient un certain nombre de positions politiques, claires, et les combats qui en découlaient. Après, tous les moyens et les mécanismes qui font que le cinéma peut exister ne sont pas réunis en Algérie– en matière de techniciens, de distribution, de formation…
Quels cinéastes vous inspirent ?
Plein ! Je commence par George Lucas ? (Rires.) Stanley Kubrick, Quentin Tarantino… Par contre, très peu m’ont inspiré autant qu’Abbas Kiarostami. C’est un bel exemple de comment filmer un pays dans lequel c’est compliqué de dire les choses. Je me rappelle très bien de toutes les informations qui venaient d’Iran : on était loin de se douter qu’il y avait une société bien vivante derrière ceux qui gouvernaient le pays. D’un coup, grâce à ses films, on s’est mis à s’intéresser à ce pays et à le voir différemment. Tous les pays ont cette part vivante qu’il faut raconter.
« En attendant les hirondelles »
de Karim Moussaoui
AdVitam(1h53)
Sortie le 8 novembre