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[MUSIQUE] Kamasi Washington, roi de la West Coast

  • Simon Clair
  • 2024-05-10

Grâce à des albums monumentaux et des collaborations avec toute la scène rap de Los Angeles, Kamasi Washington a sorti le jazz de la niche intello dans laquelle il s’était embourbé depuis des années. À tel point que le saxophoniste de la West Coast est devenu une star mainstream dans un genre musical qui avait fini par penser que le grand public n’était pas pour lui.

Cela faisait plus de cinq ans qu’il n’avait pas sorti d’album. Une éternité à l’échelle de l’industrie musicale. Début mars, le saxophoniste américain Kamasi Washington sortait « Prologue », un morceau de jazz mystique accompagné d’un clip composé de longs plans-séquences. On y voit des danseurs enchaîner des mouvements frénétiques, tandis que défilent à toute vitesse les solos de trompette, les gémissements de saxo et les roulements de caisse claire. Réalisé par AG Rojas, à qui l’on doit aussi des vidéos pour Spiritualized ou Mitski, ce minifilm rappelle certains clips de Kendrick Lamar tant il en condense des éléments distinctifs : les slow motions en noir et blanc, la danse, une revendication fière de l’héritage culturel afro-américain… et affole alors les compteurs de vues YouTube.

Une analogie qui s’explique par le fait que Kamasi Washing  ton s’est d’abord fait connaître comme arrangeur pour le célèbre rappeur, mais aussi parce qu’à l’échelle du jazz le saxophoniste est lui aussi une star qui sait se faire rare et soigner ses retours. Depuis son dernier album datant de 2018, le soliste n’a fait vibrer son instrument qu’occasionnellement, pour participer aux projets de ses amis ou pour composer la B.O. d’un documentaire consacré à Michelle Obama. Aujourd’hui, avec la sortie de Fearless Movement, nouveau disque colossal rempli d’invités prestigieux, Kamasi Washington continue son travail de rénovation d’une scène jazz trop longtemps enfermée dans des codes guindés et des postures de puristes.

Boy ’n the hood

Tout commence à South Central, dans ces quartiers de Los Angeles que les guides déconseillent formellement aux touristes. Kamasi Washington naît en 1981, en pleine déferlante de crack sur la ville. Située au 74th and Figueroa street, sa maison est enfoncée tout au fond du ghetto, sur la ligne d’un front qui oppose deux gangs, les Bloods et les Crips. Un jour, son père retrouve même le corps d’une prostituée en décomposition dans l’arrière-cour du domicile familial. Comme tous les gamins du coin, Kamasi Washington tangue entre la fascination pour la vie de voyou et la répulsion pour les gangs qui ensanglantent la rue. Poussé vers la musique par son père saxophoniste, il apprend le saxo en jouant dans l’église locale.

Mais, dans sa chambre d’ado, l’apprenti jazzman continue à balancer à plein volume ses disques de N.W.A, poussé par l’atmosphère insurrectionnelle qui règne sur la ville après le passage à tabac de  Rodney King. Jusqu’au jour où un ami de son grand frère lui offre une cassette d’Art Blakey and the Jazz Messengers. C’est une révélation. Il se plonge dans les disques de son père et finit par lui faire part de son désir de devenir musicien de jazz. La réponse est sans appel : « Si tu aimes tant le jazz que ça, prouve-le ! Chante-moi en entier un solo de Charlie Parker ! » Avec application, Kamasi Washington réplique en chantant note pour note le thème et le premier solo du classique « Blues for Alice ». Bluffé, son père lui offre son saxophone ténor – un Selmer Mark VI –, le seul instrument sur lequel Kamasi Washington ait jamais joué.

Réinventer le jazz

À force de travailler sans relâche son instrument, Kamasi Washington se forge un style à la fois inspiré du jazz modal de John Coltrane et de ses premières amours pour le hip-hop. En 1999, il est membre du groupe de scène de Snoop Dogg le temps d’une tournée, mais il est surtout l’un des espoirs de la scène jazz de Los Angeles. Tous les mercredis et vendredis, avec ses amis musiciens, il joue au Piano Bar, un club de Hollywood fréquenté par des jeunes qui ne s’intéressent pas vraiment au jazz. « C’était parfait pour nous. On ne voulait pas que les gens se comportent comme dans les clubs de jazz classiques, qu’ils soient là, assis, en train de siroter un bon vin tout en mangeant du saumon. Là, c’était un bar, les gens étaient debout, ils buvaient des bières, ils parlaient fort. On pouvait jouer comme on le voulait. […] Je crois que ça a permis à pas mal de jeunes de s’intéresser à cette musique », se souvient Kamasi Washington dans le magazine Society.

En parallèle, dans le quartier de Lincoln Heights, les soirées Low End Theory mélangent jazz, hip-hop expérimental et musique électronique. Elles voient défiler Flying Lotus, Tyler, The Creator, The Internet, Frank Ocean ou Thundercat et prouvent une nouvelle fois qu’il se passe quelque chose de spécial à L.A. Sorti en 2015, en plein mouvement Black Lives Matter, l’album To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar, arrangé en partie par Kamasi Washington, synthétise à lui seul cette effervescence. « Ce disque n’a pas juste changé la musique. Il a aussi changé le public », résumera Kamasi Washington. Grâce à cet album crossover, il est désormais possible pour le jazz de gagner le mainstream. La preuve avec la sortie deux mois plus tard de The Epic, le premier disque solo de Kamasi Washington. Un triple album de jazz pur et dur qui reste soixante-dix-huit semaines dans les classements Billboard, pointant même au sommet du top jazz d’iTunes et à la troisième position des charts du genre. De quoi faire de Kamasi Washington un nouvel ambassadeur.

Le corps et l’équipe 

Mais si le ténor californien a su s’imposer au sommet du jazz mondial, il reste prudent quand il s’agit de parler de ce genre musical : « Quand je souffle dans mon saxo, je ne me dis jamais que je joue du “jazz”. » « Ce terme a quelque chose de péjoratif. Il connote un peu trop le fait d’être vieux et grincheux. Le jazz renvoie à quelque chose d’exclusif, destiné à des gens qui se considèrent comme supérieurs intellectuellement. » La faute en partie à la ville de New York, bastion historique du genre, qui, sous l’effet de la gentrification, a vu émerger une scène jazz issue de la classe bourgeoise blanche, parfois déconnectée des racines populaires et afro-américaines de ce genre. Pour revenir aux origines de cette musique, Kamasi Washington a construit son nouvel album, Fearless Movement, autour de la danse et du corps, deux notions trop souvent oubliées par les jazzmen new-yorkais en chemise.

Pour ça, à la manière d’une superstar du rap, il convoque un casting XXL de collaborateurs californiens, comme le bassiste Thundercat, le saxophoniste Terrace Martin, la star du funk George Clinton et même l’ancien rappeur devenu flûtiste André 3000. Une première pour Kamasi Washington qui sanctuarisait jusque-là ses projets personnels en limitant les invités. Il en résulte des morceaux comme « Get Lit » et son groove pneumatique rappelant les voitures lowrider, ou « Computer Love » dont les effets de voix à la talkbox donnent l’impression d’entendre une version spiritual jazz du « California Love » de Tupac et Dr. Dre. Une manière pour Kamasi Washing ton de se poser en chef d’orchestre et d’unifier le jazz, le hip-hop, le blues, le funk ou la soul en un même geste afro-futuriste. Sans jamais céder aux sirènes du bon vin et du saumon fumé.

Fearless Movement de Kamasi Washington (Young)

Image : © B+

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