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Javier Bardem, corps et âme
- Éric Vernay
- 2018-05-07
On s’attend à rencontrer un monstre de charisme un peu intimidant tant, au cinéma, Javier Bardem ne nous a pas habitués à l’eau tiède. Durant ses presque trente ans de carrière, l’acteur, né aux îles Canaries en 1969, n’a cessé de proposer des performances spectaculaires. Aux rôles de monsieur Tout-le-monde, il préfère les toreros sexy (Jambon, jambon), les psychopathes, si possible coiffés n’importe comment (No Country for Old Men, Skyfall), les bourreaux des cœurs (Vicky Cristina Barcelona), les handicapés lourds (Mar adentro) ou les voyants (Biutiful).
Ces derniers mois, on a ainsi pu admirer Bardem en méchant mort-vivant dans Pirates des Caraïbes. La vengeance de Salazar, en poète narcissique chez Darren Aronofsky (Mother!) et en baron de la drogue dans Escobar, aux côtés de Penélope Cruz, son épouse depuis 2010 (avec qui il partage aussi l’affiche d’Everybody Knows). Le Bardem qui nous serre la main dans un grand hôtel parisien est à des lieues du clinquant de ses personnages. Regard sagement contenu dans de petites lunettes rectangulaires, attitude aussi modeste et peu excentrique que possible. Le magnétisme est bien là, mais cette réserve d’étudiant studieux peut surprendre de la part d’une star si populaire et respectée, dont la filmographie multirécompensée aligne des noms aussi prestigieux que Pedro Almodóvar, Miloš Forman, Terrence Malick, Alejandro González Iñárritu, Michael Mann, les frères Coen ou Woody Allen.
HARD CORPS
« Parfois j’échoue, parfois pas, résume l’acteur, mais j’essaie de garder en ligne de mire mon authenticité devant la caméra. S’il y a bien une chose qui n’a pas changé depuis mes débuts, c’est celle-là : je ne prends jamais rien pour acquis. Certes, j’ai appris quelques trucs techniques en vingt-cinq ans de métier, mais quand j’entends “action”, je ressens la même peur, la même insécurité qu’à l’époque de Talons aiguilles. Comment faire ceci ? Pourquoi je fais cela ? On doit répondre à ces questions pour rendre un travail honnête. »
Dans cette quête d’authenticité, la référence ultime de Bardem se nomme Al Pacino. Ses yeux étincellent quand il se remémore son choc devant Un après-midi de chien. « Le réalisme, la présence physique et la créativité de Pacino, alors qu’il était si jeune dans le film de Sidney Lumet, sont extraordinaires. Ce n’est pas commun de voir une texture de jeu si subtile. Et j’ai fini par le rencontrer ! C’est quelqu’un de très humble et généreux… »
Humilité, voilà un mot qui résonne fort dans la bouche de Bardem, et qui se traduit dans une vision lucide, voire sévère, de lui-même : « J’ai une manière émotionnelle d’envisager les rôles, totalement non intellectuelle. Je suis un acteur impulsif. Je ne suis pas très bon quand il s’agit de réfléchir. » Plus jeune, ce fils d’une actrice de théâtre ne se destinait pas à la comédie, mais à la peinture. S’il devait être portraituré par un maître ? « J’aimerais dire Michel-Ange, mais ce serait plutôt Francis Bacon ! » Avant d’agiter les pinceaux, l’adolescent madrilène brillait aussi sur les terrains de rugby. « C’est un travail d’équipe, très différent du football où il y a surtout de la place pour les stars comme Ronaldo. Dans le rugby, chaque membre de l’équipe a la même importance et doit travailler dur. Voilà une idée que j’aime bien garder en tête, sur les tournages comme dans la vie. »
Au-delà de son éthique, le sport aura aussi eu un impact sur sa manière très physique d’envisager l’interprétation. « Le langage corporel en dit long sur nous. C’est aussi la partie du travail qui me donne le plus de plaisir : trouver la voix, la démarche, le look… La joie et le fun se trouvent là pour un acteur. Par ailleurs, c’est aussi une façon de me rappeler que je joue quelqu’un d’autre. Je ne suis pas en train de me jouer moi-même, encore et encore – ce serait si ennuyeux… » Court silence. « Du moins j’essaie ! »
: « Everybody Knows »
d’Asghar Farhadi
Memento Films (2 h 12)
Sortie le 9 mai